Les Accents têtus

Quand Marie devient Mary

J’ai cultivé l’art du camouflage, ça m’a demandé quelques années mais là je suis artiste en la matière, prête pour un César. Ne croyez pas que ce fut simple, cela m’a demandé de repérer les signes avant coureur de la scène de ménage interprétée avec maestria par les parents. Les dialogues manquent d’originalité mais la mise en scène est convaincante, les décors varient assez peu, il est vrai qu’un appartement offre des possibilités réduites. Ce qui est remarquable c’est la capacité des acteurs a oublier la présence du rôle secondaire, moi en l’occurrence. Il est vrai que j’y contribue, je me fonds littéralement dans le paysage et disparais dans ma chambre sans éveiller l’attention. Cela a duré jusqu’à mes dix ans, par la suite mon personnage a pris de l’épaisseur.
Je fus une enfant modèle, le rêve éveillé de tout parent : polie, obéissante, range sa chambre, jamais malade, livret scolaire correct sauf en gym, un vrai bonheur en somme. Cela leur faisait plaisir, c’était déjà ça. A aucun moment je ne voulais être la cause de leurs tourments, je m’occupais bien d’eux et eux faisaient ce qu’il pouvait. Ma mère disait : «  On peut compter sur toi, t’es géniale » Ouais, j’aurais bien aimé en dire autant !
Il y a deux ou trois trucs qui m’agaçaient un peu, les soirées avec le couple Chambard, amis et collègues de mon père. Les Chambard mariés depuis dix ans n’avaient pas d’enfant, ils me regardaient avec gourmandise comme une pâtisserie chez le boulanger. Ils faisaient partie du club, «  quelle chance d’avoir une fille comme ça  ». Tout était parfait dans ces soirées, les menus, les anecdotes, les sourires, les gestes d’affection discrets, ma mère souriait et moi je les observais. Si seulement cela pouvait durer, mais non, dès le lendemain matin, chacun retrouvait sa partition. Les Chambard, je les aurais bien adoptés, je leur aurai donné ma chambre, ils savaient rendre mes parents heureux, moi pas. Avant le dessert, je pris l’habitude de m’esquiver, dans ma chambre dans un premier temps puis un soir d’hiver pluvieux, je me suis retrouvée sans y avoir pensé, dans la rue. Je respirai enfin, j’avais froid, c’était génial, mes cheveux ruisselaient, collaient au visage, j’étais bien et je pleurais sans m’en rendre compte. La voiture grise des Chambard garée à l’angle de la rue m’attirait, sur le trottoir un container poubelle oublié, ma main a plongé à l’intérieur, un sac de détritus, je l’ai balancé sur la carrosserie de leur bagnole, cela m’a fait du bien. Je suis rentrée le sourire aux lèvres, j’ai enlevé mes chaussures, les ai prises dans ma main gauche, de l’autre, j’ai tourné la poignée, je les entendais parler dans le salon, j’ai longé le couloir et hop au lit, il est l’heure de dormir pour les enfants sages.
Mary m’attendait depuis quelque temps, chaque nuit nous nous retrouvions. J’entendais sa voix, son visage apparaissait et s’en allait. Elle était là, près de moi, je ne pouvais pas la toucher, mais je sentais son souffle, elle me parlait. Le coup de la voiture Chambard elle trouvait çà mignon mais bon, à neuf ans, on peut trouver plus percutant. Attacher un fil solide à cinq centimètres du sol et le tendre à la deuxième marche d’escaliers, cela pouvait être plus intéressant. J’apprenais chaque nuit des petits systèmes qui pourraient égayer de mornes journées.
C’était les vacances de printemps, qui dit parents enseignants, dit parents présents à plein temps pendant les congés scolaires. Je m’étais réveillée à sept heures, enfilai mes jeans et tee-shirt, courus jusqu’à la boulangerie et revint avec assortiment de viennoiseries. Sur le plateau, cafés bien chauds, jus d’orange, serviettes en papier jaune. Je monte au premier, toque à leur porte, mon père lisait un bouquin assis sur une chaise près de la fenêtre, ma mère à son bureau, plongée dans Facebook.
–  «  Tu es adorable, Marie, viens m’embrasser.  »
Je glisse, mon plateau s’envole, le café brulant se répand sur sa main, mon père regarde sans dire mot. - «  Elle est aussi maladroite que toi ! Ce n’est pas grave mon bouchon d’amour, je souffle sur ma main et suis guérie. Et toi, tu n’a rien à dire ? Mais parle, enfin !  »
La joute oratoire démarre, il est huit heures, leur chambre devient un ring, ils m’ont oubliée, ils en ont pour un bon moment, ça me laisse le temps de piquer les dix euros restés dans le blouson de mon père et de prendre l’air. Il est rare que Mary sorte avec moi, là, c’est le cas. -«  Bien joué pour les dix euros, je t’avais dit qu’il y avait zéro risque. On en fait quoi maintenant ?  » S’acheter une glace se serait une bonne idée, mais bon, prendre autant de risques pour si peu, on peut faire mieux. Si on allait aux Halles, c’est sympa là-bas. Ça grouille de monde de partout, il y a plein de jeunes, on va se marrer. Dans cette foule, personne ne faisait attention à moi, je dois être transparente. «  - Eh, petite, t’en veux une ?  » Mary intervient : « Ça ne va pas la tête, Ducon ! On se tire de là, se sont des tarés, ils nous le paieront un de ces quatre !  »
Mon mal de tête me reprend, des sons aigus vrillent mon cerveau, je vais exploser. Faut que je m’allonge, tout bouge autour de moi. Je ne sais trop comment j’arrive à l’escalator, je monte dans une rame, mon cœur s’emballe, Mary me tient la main me porte sur ses épaules, je vois des lumières blanches, je suis dans mon lit, ces fichus cauchemars me saoulent.

MCL

15/05/2022