Les Accents têtus

Mal-adresse

Mise en forme du texte Mal-adresse écrit par Guillaume. 
En illustration l’extrait ’’tes pensées vacillaient’’, pour le recueil Persona Obscura, partenariat les Accents têtus / Lycée Eugénie Cotton © Carmen Kunga Tomasi, 2022

Tu marques un arrêt, en bas de l’escalier, la main sur la rampe de bois. Ton pied hésite à appuyer sur la première marche. Elle, elle te précède, frivole, alerte, sautillante. Déjà elle est quatre fois plus haut. Tu lèves ta jambe, lourdement. Peut-être espères-tu que l’escalier s’écroule, que la lumière s’éteigne, que quelque chose t’empêche ? Ce n’est pas ton corps qui résiste, ni ton cœur. Serait-ce ton âme, ta conscience ? Tu n’es pas convaincu, ce n’est pas ton genre. Pourtant tu espères que quelque chose te retienne.

Quelques jours plus tôt, tu avais aperçu cette fille assise au café du coin. Tu n’avais pas spécialement de temps, mais ton esprit, qui lui avait souri déjà une ou deux fois dans la rue, transporté par le pétillant reflet alors offert en retour, en voulait plus. La connaître, la séduire, s’il le pouvait encore. Tu avais franchi la porte, commandé un café et nonchalamment tu t’étais assis à ses cotés. La discussion était facile, tu la faisais rire. Tes paroles filaient, comme depuis longtemps ta langue n’en avait soutenu le rythme. Ses regards brillants, qu’elle jetait parfois à ton visage, dans un silence prolongé, t’avaient amené hors du territoire confortable et familier de ta vie. A ce moment déjà, tes pensées vacillaient. Ton corps, ta main, cherchant la proximité, tremblaient, légèrement, de manière subreptice, presque imperceptible, tiraillé que tu étais entre l’attirance de cet excitant précipice et la peur de ces troublantes ténèbres. Mais la douceur de sa peau, caressant tes doigts, d’une si ingénue sensualité, te fit lui promettre de se revoir, un soir, bientôt. Et ton être fébrile, pourtant transporté, échangea un numéro et osa un baiser.

Maintenant, ton pied se pose sur cette marche, qui craque doucement. Rien ne te retient. Alors tu soulèves ta masse pesante et gravit la seconde. Tu te sens plus léger, cette pénible étape dépassée, tes muscles se retendent, tes articulations se dérident, s’assouplissent. Elle, elle est déjà au sommet. Tu avances, le torse de plus en plus droit. Tu relèves la tête. Tu aperçois ses longues jambes luisantes qui t’aspirent là-haut. Tu accélères, tu sautes, tu bondis, enivré, ébahi d’une promesse maintenant si accessible.

La veille, la même euphorie avait soulevé ta respiration, quand elle t’avait répondu, à l’autre bout du fil, que oui, elle était libre ce soir là. Pourtant tu avais lutté pour te décider, pour prendre ce téléphone. Il était là, en évidence, sur la table basse, et toi, seul, dans ton salon, vissé au canapé. Ta femme venait de partir avec ton fils. Une invitation de dernière minute pour passer une semaine chez sa sœur. Tu t’étais extirpé des coussins molletonnés, laborieux. Tu fixais ce portable. Tes coudes s’étaient d’abord appuyé sur tes genoux, ne pouvant trop vite te projeter vers l’appareil. Puis tes mains l’avaient saisi, maladroites. Elles l’avaient retourné, palpé, tripoté, mille fois. Finalement tes doigts, de leur bout hésitant, avaient composé le numéro.

Tu arrives sur le pallier, transi, oublieux. Elle, déjà, elle a ouvert la porte, elle entre. Et à présent tu vas la suivre.

Guillaume

L’un des sept textes choisi pour le recueil Persona obscura, un projet en partenariat Les Accents têtus / Lycée Eugénie Cotton, de janvier à juin 2022.

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31/05/2022

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