Les Accents têtus

Et

Mise en forme du texte ’’Et’’ écrit par Léa pour le recueil Persona Obscura, partenariat les Accents têtus / Lycée Eugénie Cotton © Suzanne Tassel, 2022

Tu es là, pas très bien, en face de cette fille. Tu as les mains moites. Enfin tu dis que tu as les mains moites mais tu n’as pas vraiment les mains moites, juste tu as peur et tu sais que le dire est une manière de formuler l’idée que tu stresses. C’est comme quand tu dis je me chie dessus. En vrai tu ne te chies pas vraiment dessus, heureusement d’ailleurs, mais tu flippes. Flipper ne va pas t’aider à aller parler à cette fille qui révise en face de toi à la bibliothèque.

Tu es là, pas très bien et tu n’as pas les mains moites, mais tu pues. Puer, c’est vraiment une de tes réactions physiologiques face au stress. Celle-ci tu la connais. Elle t’arrive parfois, souvent juste avant de prendre la parole. Dès que tu stresses, tu embaumes. Pas de ces odeurs d’effort, de ces transpirations de sport, mais tu sens la peur, tu transpires la peur. En même il temps il y a de quoi, elle est belle.

Elle fait si sérieuse. Tu trouves ça beau une fille qui travaille. Tu les trouves belles, les filles captivées. D’autant plus belles dans leurs moments de concentration qui leur échappent. Celles qui sont absorbées par ce qui les parcourt. Tu aimes leurs réflexions intérieures agitées. Leur sérieux déterminé. Leur endurance solitaire. Leurs envies assurées. Tu y trouves une puissance érotique. La même que tu ressens face à la maturité provocante qu’ont certaines personnes de maîtriser une technique à un degré d’exigence parfait.

Alors tu repenses au jour où, dans un cours de lap dance, la professeure t’avait choisie comme cobaye, t’avait assise, là, devant le reste du groupe, et était venue s’assoir sur tes cuisses. Tu te souviens du jeu de ses regards. De la partition de ses gestes. De la précision de ses intentions. De son détachement envoutant. De la prouesse de ses postures. D’un enroulé. D’une remontée. D’un semblant de liberté. De permissions toutes contrôlées. Tu te souviens du trouble qui naissait. Du pouvoir qu’elle gardait. Tu étais restée sans mots. Même si, égarée. Même si, émue. Même si, gênée. Même si. C’était là. L’instant. Cet instant. C’était beau. Il n’y avait rien eu à rajouter. Et du haut de ses talons de quinze centimètres, elle avait remis son peignoir et dit : A vous.

Ce que tu aimes, assise, chez la fille en face de toi, c’est sa capacité à s’oublier dans l’intuition de ses certitudes. Sa disparition. Où va-t-elle, les yeux regardant en dedans et le crayon dans la main ? A l’endroit de ses passions ? Où court-elle ? Vers ce qui la dépasse ? Ce qui tu aimes chez cette fille, c’est qu’elle ne t’aimera jamais à la hauteur de ses inclinations auxquelles elle se dévoue. Et ça, ça te rassure. N’être jamais sa priorité. Propriété à la limite. Tu te sens incapable d’être digne de la confiance que l’on pourrait t’accorder. Qu’un feu brûle déjà dans un cœur que tu pourrais attiser, te délivre. Tu ne seras jamais sa grande déception.

Mais sans lui voler ses rêves, vole à leurs côtés. Prends le risque de t’élever. Tu es belle. Passionnante. Tout aussi passionnée. Multiple et surprenante. Curieuse, généreuse, attentive et attachante. Tendre. Tu peux prétendre rendre quelqu’un heureuse. Tu dois oser prétendre rendre quelqu’un heureuse. Saisir la place qui pourrait t’être offerte, même si c’est la plus importante. Surtout si c’est la plus importante. T’offrir tes aventures et oser. Saisir le courage qui te met chez les autres en émoi.
Tu seras allée la voir. Elle t’aura juste dit ne pas t’avoir remarquée. Et

Léa

L’un des sept textes du recueil Persona obscura, un partenariat des Accents têtus avec le DN MADE 2 (Diplôme national des métiers d’art et du design) graphisme du Lycée Eugénie Cotton à Montreuil (janv-juin 2022)

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31/05/2022

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