Les Accents têtus

Le goût de l’ascension

Nous devions être vers la mi-janvier et le thermomètre ne devait guère afficher plus d’un degré. Tout le monde s’était levé aux aurores pour partir tôt.

Ce n’est qu’une fois bien équipée, qu’elle osa regarder le col de la Schultz. Avec ses gants et son bonnet enfoncé jusqu’au cou, elle avait une drôle d’allure. Enfiler les raquettes avait été plutôt amusant, restait maintenant à escalader le col.

La neige était épaisse et la progression ardue. Malgré les raquettes, ses pas s’enfonçaient profondément, demandant un effort particulier des muscles des cuisses et une concentration de chaque instant. La neige était fraîche et aucun chemin, aucune route n’était visible. Ils naviguaient au gré des envies entre les sapins, ayant un seul objectif : le sommet. La marche n’incitait pas à la discussion, mais plutôt à la contemplation. Imaginez tout ce blanc : la neige immaculée, les sapins recouverts de dizaines de centimètres de blanc, aucun animal en vue. Seulement le bruit du crissement de nos pas dans cette couche mœlleuse. Un paysage hypnotique de toute part. Le temps semblait se fondre dans cet espace sans aspérité, où les nuances de blancs se fondaient parfaitement. Plus elle se débattait pour rester en surface, plus elle était aspirée vers le bas. La neige semblait guider ses pas vers ses entrailles. La montagne cherchait-elle à entrer en contact avec elle ? Ces amas de flocons, communiquaient-ils entre eux ? Avaient-ils des ramifications invisibles, comme les racines pour les arbres ? Elle n’y prêta pas vraiment attention sur le moment.

Elle aimait fouler cette neige vierge. Être surprise par la profondeur de la couche de neige, parfois douce et fondante, parfois rigide et cassante. La pente se raidissait et l’air se raréfiait à mesure qu’elle approchait de son but. Malgré cela, chaque pas menant au sommet était comme un enchantement. Parfois, elle recevait sur la tête un bloc de neige tombé d’une branche. Mais cela la faisait rire. Sentant que l’arrivée était proche, elle se mit à ralentir et se retira un peu à l’écart du groupe. Elle voulait savourer encore un peu ces instants de plénitude. Sentir cet air glacé sur ses joues, marquer ce chemin vierge de ses empreintes. Se retourner et n’avoir la vision que de ses pas gravés dans le manteau neigeux. Se sentir comme un explorateur de contrées inconnues. Être le découvreur d’un monde fantastique.

Elle enleva ses gants pour effleurer la neige d’abord, n’osant pas changer cette structure si parfaite illuminée par un rayon de soleil. A son contact, elle sentit un frisson la parcourir, sa mâchoire se contracta imperceptiblement, elle hésitait. Finalement, elle prit entre ses mains un petit tas de neige et l’expédia dans les airs. Voilà qu’il neigeait. Un sourire se dessina sur ses lèvres bleuies par le froid. Avidement, elle se roula dans cette neige accueillante, qui savait si bien épouser ses formes. A présent, oui, elle l’entendait : la neige scandait une mélodie caverneuse presque inaudible. Elle ne savait pas combien de temps elle était restée là. Bientôt, elle se releva car elle sentait déjà que la neige s’était transformée, laissant la place à une eau glacée, menaçant son bonnet humide et son jean.

Et là, devant elle, un gigantesque sapin semblait l’appeler, la guider. Elle s’approcha et s’aperçu en regardant sur sa droite, qu’elle était sur un promontoire. Médusée, elle pouvait admirer à sa guise la vallée à ses pieds. Au loin, des montagnes à perte de vue, des pics affublés de neiges éternelles, des chalets épinglés sur les versants et une rivière coulant paisiblement en contrebas. Elle en éprouva une grande joie intérieure. Mais bientôt le charme fut rompu. Ses amis la rejoignirent et tous s’embrassèrent pour se féliciter d’être arrivés aussi haut.
Ce n’est qu’une fois les raquettes déchaussées, et les pieds au coin du feu, qu’elle réalisa combien la nature avait été généreuse avec elle. Étrangement, la chaleur raviva brusquement l’émotion éprouvée au sommet. La brûlure du feu lui évoqua celle du froid ressentie plus tôt dans la journée. Chaque parcelle de son corps avait vibré au contact de cette nature entière et bienveillante. L’émotion qu’elle avait ressentie et partagée, était d’une telle puissance que des décennies plus tard elle continuerait à résonner en elle. La guidant et l’inspirant… Une chose est certaine, elle n’était pas prête d’oublier cette ascension.

Bernadette Ferreira

27/01/2021