Les Accents têtus

Câlin mortel

José a toujours su qu’il avait un don.
Ainsi l’école, puis la spécialisation de technicien agricole ne l’avait jamais vraiment intéressé. Il avait quelque chose en lui, quelque chose de rare et qui ne s’apprend pas. Il savait parler aux animaux.
A 18 ans, il entra comme technicien assigné au nettoyage des cages des oiseaux nicheurs au Zoo de Pessac. Il passa rapidement aux fauves, aux girafes et finalement aux soins de tous les gros mammifères.
José avait une manière particulière de dire bonjour à chacun. Il chantait des berceuses aux girafons qui tendaient leurs longs cous pour mieux entendre, leurs grands yeux écarquillés, tenant à peine sur leurs guiboles.
Les félins ronronnaient sous ses caresses, particulièrement le jaguar, qui plantait ses yeux verts dans les siens et semblait hypnotisé par la voix grave et douce de l’homme.
Par dessus tout, José aimait soigner les pachydermes. Lui qui avait un corps si frêle, si fin, se sentait incroyablement en sécurité lorsqu’il se liait d’amitié avec un éléphant ou un rhinocéros. Il enlaçait comme il pouvait ces peaux rugueuses et enfouissait sa tête au recoin d’une patte ou contre son cou, se délectant de leurs odeurs chaudes et râpeuses. Il se moquait gentiment de leurs petites cervelles.
Il était singulièrement ému par les hippopotames qu’il trouvait si fins et si sensibles sous leur aspect massif et grossier.

Le zoo prospérait.
L’équipe, soudée autour de José fonctionnait admirablement dans la confiance et la détente. Les animaux en bénéficiaient. On en oubliait presque leur condition de bêtes.
Le 18 juin 2004, un évènement défraya la chronique, fit la une de tous les journaux; pour la première fois en France, un hippopotame naquit en captivité.
C’est José qui avait assisté la mère. Sur les photos, on le voyait les manches retroussées, le visage hirsute et en sueur mais l’air radieux, enlaçant le bébé hippo, leurs deux têtes tendrement appuyées l’une contre l’autre.
José le nomma Argos. Il s’en occupa comme de son propre fils et lui parlait comme à son meilleur ami.
Il passait le voir le plus souvent possible et revenait parfois même ses jours de congés. Ils passaient de longues heures ensemble plongés dans des conversations interminables.
Les habitués du parc se régalaient de ces entretiens et les enfants montraient José du doigt au village : - C’est lui, l’homme à l’hippopotame !
José aimait disserter avec Argos sur l’amitié, sur l’amour, sur ce lien qui s’agrippe en vous comme un harpon et vous fait ressentir les émotions de l’autre. Il s’émerveillait de l’attrait irrésistible de cette impossible rencontre.
–  Quand tu ris, Argos, j’en ressens en moi comme une secousse. C’est tellement fort que parfois, je pense que mon corps va en exploser.
Parfois les thèmes abordés étaient plus sombres. - Je sais que si tu meurs, ce fil entre nous ne cessera jamais. Seulement il ne transmettra plus de mouvement, seulement des échos, des souvenirs…..des traces de ton corps dilaté.
Le public ne comprenait ni n’entendait tout le discours de l’homme.
Argos, lui, écoutait attentivement, en secouant la tête et souriant jusqu’aux oreilles. Il ouvrait parfois son énorme bouche, semblait rire à gorge déployée, exhibant une langue et un palais gigantesque dont la couleur rose évoquait à José une montagne de guimauve.
Ils étaient heureux.
–  Tu vois, Argos, grâce à toi, j’ai compris pourquoi les hommes avaient besoin de Dieu. Il les protège de l’amour, et l’amour est tellement fort qu’il fait peur. Dieu sert d’intermédiaire. Les hommes sages, les grands moines le savent. L’illumination, c’est ça. L’amour est une expérience directe, une expérience du corps.
Argos écoutait, fasciné, ses petits poils électrisés par les caresses de José.
–  Et puis tu sais, Argos, les mots des humains sont des nœuds qu’ils cherchent à défaire… tes sons à toi, si profonds, me font l’effet d’un baume qui apaise mon esprit.
Argos grognait alors doucement, puisant tout au fond de son immense gorge et de son corps énorme toute la délicatesse dont il était capable. Le son qui sortait, à la fois rauque et voilé, évoquait la sirène d’un paquebot au loin sur la mer ou le son d’un cor de chasse en Suisse au fond des montagnes, un râle venu d’outre tombe avec infinie douceur.
José se laissait bercer par la mélopée et se taisait…il s’endormait à demi allongé sur son ami. Au réveil, il lui susurrait des mots que nul ne pouvait entendre. Le chant de l’hippopotame se faisait plus sourd encore et s’éteignait dans un murmure.
Le public, médusé mais gêné de tant d’émotions rompait le silence en applaudissements frénétiques. Les deux amis sortaient alors de leur extase et reprenaient chacun son rôle, l’un d’humain, l’autre de bête et se séparaient tranquillement.
Les jours passèrent, les mois passèrent sans que rien ne vienne altérer leur amitié passionnelle.
Argos grandit.
Après une saison particulièrement fatigante où il assista à la naissance de 2 éléphanteaux et à l’agonie d’une otarie, José se décida à prendre ses congés annuels.
Il partit quatre semaines au Kenya où il vit pour la première fois de sa vie des animaux en liberté. Il adora son voyage, fit plus de mille photos.
A son retour, José était ému et intimidé à l’idée de retrouver son ami. Il avait beaucoup pensé à lui et avait été parfois traversé par des élans de tristesse quand il voyait les autres touristes envoyer des cartes postales ou téléphoner de l’hôtel à leurs proches.
Ils s’aimaient, c’est sûr, mais quel gouffre culturel entre eux !
José calcula qu’il arriverait une heure avant la fermeture du Zoo. Il pourrait préparer et amener son repas à Argos. Les bras chargés des seaux contenant la pitance, José poussa du genou la porte de l’enclos. Son cœur battait la chamade à l’idée des retrouvailles. Au grincement du portail, il vit Argos ouvrir un œil. Il secoua la tête, bascula son énorme corps sur le flan droit, prit son élan et se mit sur ses quatre pattes.
Le public assistant à la scène fit silence.
Argos marqua un arrêt en regardant fixement son maître. Il gratta le sol de sa patte avant droite en soufflant par ses naseaux. Il dodelina de la tête, les yeux brillants.
Un grondement plus proche de la plainte que du reproche s’échappa de son mufle.
Il démarra dans un nuage de poussière, d’abord doucement puis s’élança tête baissée vers José.
Tout se passa très vite.
On entendit d’abord le trépignement d’une cavalcade, puis le son mat d’un choc ainsi qu’un soupir étouffé.
La scène était noyée dans une brume de terre poussiéreuse et odorante. On ne percevait rien, si ce n’est un long gémissement se transformant en un chant étrange, ou une lamentation, ou une prière, selon la façon dont on voulait l’entendre.
Le public silencieux, interloqué, put bientôt discerner Argos couché contre le corps de l’homme qu’il avait piétiné. Il lui léchait le visage de sa longue langue râpeuse en le berçant de son étrange mélopée.

José reprit conscience peu à peu, une douleur sourde lui battait les tempes. Il ne sentait ni ses bras, ni ses jambes. Incapable du moindre mouvement, il chercha à avaler sa salive. Une sensation de poussière lui irrita la gorge. Il avait mal, très mal…mal à la tête, mal à l’amour…car il se souvenait maintenant, c’est Argos qui lui avait fait ça.
Argos qu’il avait quasiment fait naître ! presque son enfant !
José eut envie de mourir, de vomir cette vie qui lui restait encore. Un hoquet le parcourut suivi d’une longue apnée et une profonde inspiration.
Tandis qu’il se laissait envahir le corps par l’air revivifiant, une odeur familière lui emplit les narines, lui inonda le cerveau. Son cœur se mit à battre plus vite. Une sensation délicieuse s’empara de lui. Ce parfum était merveilleux! S’agrippant à ce bonheur soudain, José inspira, comme s’il la buvait, une grande goulée d’air.
Rassuré par la persistance de l’odeur, il se détendit et se laissa emporter par le flot de sensations et de souvenirs merveilleux où ces effluves le transportaient.
Cette fragrance si subtile, mélange de terre humide, de foin et de sueur animale l’enivrait, le mettait dans un état de joie proche de l’extase.
Il se revit petit garçon, la main agrippée au tablier de sa grand-mère quand ils allaient voir les chevaux, derrière la petite chapelle. Il en revoyait deux, grands équidés bruns, tressaillant et quittant leurs mangeoires odorantes pour les rejoindre le long de la barrière.
Il revit Mamie Marguerite, dure et sèche d’habitude, commencer à chanter. Il entendit le son frêle de sa voix entonner en tremblant la chansonnette. Il entrevit le regard en amande du cheval et suivit les larmes qui brillaient sur les cils de la vielle dame et glissaient doucement le long des joues jusqu’au menton.
En boucle, la mélodie résonnait au rythme des battement temporaux.
"Plaisir d’amour
ne dure qu’un moment
Chagrin d’amour,
dure toute la vi-i-e"

José respirait doucement, goûtant l’air comme on se régale d’un nectar. Il dilatait ses narines, à l’image des naseaux du beau cheval brun, cherchant à retrouver cette immense douceur, cette infinie tendresse qu’il avait alors ressenti pour sa grand mère. Pour cette femme, pour ce cheval, pour cette vie qui lui permettait, là, maintenant, de glisser sa main autour des poings serrés de Mamie Marguerite, de sentir les doigts se détendre, la voix s’affermir, et de savoir que lui, José, avait su la consoler, qu’il avait su lui donner cet amour qui autrefois l’avait blessée.
José prit une ultime et immense respiration.
Il mourut, un sourire béat sur le visage.

Marie F.

02/07/2010