Les Accents têtus

Vaporeuse chimère

Je rentrai chez moi quand je croisai un étrange cortège. Quatre hommes asiatiques, en costume noirs, lunettes de soleil, le crâne rasé et les tatouages dépassant du col de leurs chemises blanches, avancèrent à pied encadrant une Mercedes noire aux vitres teintées. Le véhicule roula très lentement et s’immobilisa devant moi face à un grand hangar et un pavillon attenant sans charme.
Je m’étais toujours demandé qui habitait là.

A la tombée du jour j’y voyais entrer des hommes distingués coiffés de borsalino, de panama ou de chapka selon la saison, dérobant leurs visages aux regards indiscrets, et des femmes élégantes astucieusement dissimulées sous leurs châles de soie ou leurs étoles de laines, mondains aux antipodes des riverains. Tard le soir, j’apercevais ces mystérieux visiteurs repartir, leurs silhouettes éthérées s’évaporant dans la nuit.

Les quatre yakusas se rassemblèrent. L’un d’eux ouvrit avec cérémonie une portière arrière d’où apparut un homme vêtu de blanc, le crâne également rasé. Ses yeux d’un bleu fluorescent m’hypnotisèrent. Il me fit un discret signe de la tête m’invitant à le rejoindre et me scruta de la tête aux pieds, puis d’un geste de la main m’indiqua l’entrée. Intriguée, je le suivai. La vieille porte d’entrée en bois s’ouvrit sur un vaste hall aux murs blancs laqués, le sol dallé de marbre noir et blanc dont les motifs en spirales s’emboitaient les uns dans les autres à l’infini, sembla par un jeu d’optique m’absorber. L’Homme-en-blanc emprunta un couloir tapissé de miroirs, au plafond de verre ouvert sur le ciel étoilé. Il chemina d’un pas tranquille, ne doutant pas que je le suivai toujours. Le couloir déboucha sur une pièce rectangulaire, face à l’entrée une statue de Bouddha en or trônait, l’éclat de ses yeux de jade et les soieries qui le drapaient lui donnaient l’air vivant. Les murs étaient recouverts de boiseries finement ouvragées et de calligraphies. Des candélabres en argent sertis de pierres précieuses et un immense lustre en cristal diffusaient une lumière tamisée. Un parfum envoutant, qu’il me semblait avoir toujours connu, sans pouvoir le nommer, emplissait l’espace. Des tapis d’orient recouvraient en partie le magnifique parquet en teck. Des hommes et des femmes étaient nonchalamment allongés sur de larges lits recouverts de nattes en bambou. Il me sembla en reconnaître certains.

L’Homme-en-blanc s’installa en face d’une jeune femme de type eurasien. Son teint diaphane rehaussait la pureté de ses traits. Au creux de ses yeux en amande, l’intensité de son regard était celle du félin fixant sa proie. Entre eux, reposaient sur un plateau en bois et céramique une pipe en écaille de tortue avec des embouts en ivoire et un fourneau en terre cuite cerclé d’argent, une petite lampe à huile, une boite en corne décorée d’une rose sculptée et une longue épingle en argent. L’Homme-en-blanc prépara la pipe, la tendit à la jeune femme et m’invita à m’asseoir au bout de la natte derrière lui. Je m’assis le souffle suspendu, envoutée par la scène qui se déroulait devant moi. La jeune femme saisit la pipe et la porta lentement à sa bouche. Elle fuma avec application, les paupières closes, une esquisse de sourire aux lèvres. Toutes les trois bouffées, elle rejeta la fumée avec délicatesse et je fus alors enveloppée par un nuage capiteux. La pose alanguie, elle lâcha plus qu’elle ne posa la pipe et sembla s’endormir le visage totalement détendu. Sans m’en rendre, je m’étais affaissée, les yeux mi-clos, le corps amolli et léger comme une plume. J’étais juste là, sans mouvement, sans intention ni pensée. Des arabesques colorées défilaient devant mes yeux clos, ma peau vibrait comme une peau de tambour du battement de la Terre, mes cellules s’animaient d‘un mouvement en spirale.

Lorsque je m’éveillai de cet étrange état, je fus seule dans la pièce. Je me levai avec précaution incertaine de mes facultés et me dirigeai comme un automate vers la sortie. Le hall d’entrée était jonché de câbles électriques et éclairé par deux puissants spots. La porte claqua derrière moi. La fraicheur de la nuit me ramena à la réalité. La rue était encombrée de gros camions dont les hayons laissaient voir des caisses métalliques, des portants chargés de costumes, des accessoires de toute sorte. De nombreuses personnes stationnaient sur la chaussée et dans la cour du studio de cinéma en face, où des tables étaient dressées. Un homme s’approcha de moi, me tendit une enveloppe en me disant quelque chose. Déboussolée, j’observai incrédule la rue, les gens, les camions, le studio de cinéma, peu à peu les pièces du puzzle s’emboitèrent et je compris qu’un tournage avait lieu dans le temple bouddhiste en face du studio. Chez moi j’ouvris l’enveloppe et y découvrit 150 euros. Georges Mélies et ses acolytes m’avaient joué un tour, j’avais été à mon insu pour quelques heures figurante dans une adaptation moderne d’un de ses films « Rêve d’un fumeur d’opium ».

C.C.

21/01/2016