Les Accents têtus

Volver

Lorsque je rendais visite à ma sœur Claude, nous nous racontions souvent des histoires qui nous faisaient rire ou pleurer, selon. Un soir elle me raconta une anecdote que lui avait rapportée un chauffeur de taxi , encore abasourdi par la scène qu’il venait de vivre.


Paseo de Gracia, à Barcelone. Un monsieur très digne au costume sombre, un bouquet de fleurs à la main l’avait hélé. 
- Buenas tardes
- Hola, buenas tardes, ¿adónde vamos ? 
- Al cementerio de Colserola por favor
Le silence s’installait, silence que n’osait rompre le chauffeur dans un respect compatissant. Il ne restait plus que quelques centaines de mètres avant d’arriver. Et tout à coup le passager ouvre sa vitre, jette avec rage le bouquet et s’écrie : Vieille sorcière !et demande de le reconduire au point de départ. Il se met à alors à déverser un flot de paroles déchaînées. Pour elle qui lui avait gâché la vie, il s’était encore vu obligé aujourd’hui de venir se recueillir sur sa tombe, de lui manifester par ce bouquet de glaïeuls -ses préférées- son amour, sa fidélité, son admiration. Mais s’en était fini, il ne reviendrait plus. Il voulait commencer à vivre, vous entendez vivre ?

Peu de temps après j’avais vu le film Volver qui se déroule dans cette région d’Espagne, La Mancha où les histoires de morts qui réapparaissent sont légions. Dans les villages, encore aujourd’hui, cette croyance est tenace. Les gens cohabitent avec leurs morts. Je n’aime pas toute la filmographie d’ Almodóvar mais j’avais trouvé ce film d’une grande richesse, mêlant comme d’habitude le rire aux larmes, le vulgaire au raffiné, jouant avec toutes les limites possibles, le genre homme/femme, le bien/le mal, la vie/la mort.
Je me suis plu à repenser à l’anecdote…


Lorsque le taxi le déposa près de chez lui, son premier mouvement fut de se précipiter dans un bar, compter sa monnaie, s’approcher du distributeur de cigarettes, choisir avec délectation sa marque préférée Fortuna Azul. Après être remonté chez lui, il n’hésita pas, s’en griller une sur le balcon et puis non il faisait trop froid. Il s’assit confortablement dans son fauteuil préféré, allongea les jambes et alluma sa première cigarette depuis une dizaine d’années. Il se dit au même moment qu’il ne refumerait peut-être pas mais ce serait sa décision à lui. Il rejeta avec sensualité la fumée de sa bouche entrouverte et deux petites exhalaisons s’élevèrent de ses narines. Comme il regardait ces volutes s’éloigner pour atteindre le plafond, celles-ci prirent une forme familière. Mais oui, c’était bien elle…
− Mais que fais-tu malheureux ?
− Je fume
− Ne sais-tu pas que c’est très mauvais pour ta santé ?
− Je le sais
− Et au salon en plus ! Tu as pensé à mes coussins, à l’odeur?
− Non, je ne pense plus, je rêve
− Et les voisins, que vont-ils dire en te voyant fumer ?
− Je leur offrirai une cigarette
− Tu m’avais promis…
− Ah les promesses…
La cigarette finit de se consumer, il l’écrasa avec application, détermination, non sans une certaine violence, jouissant de ce moment de pur bonheur ! Il se retrouvait enfin seul, libre de son destin.

On ne peut plus rire ma sœur Claude et moi en se racontant des histoires, elle nous a quittés.
Il y a quelques années maintenant, toute à la douleur de ce deuil si difficile, je redoutais la date anniversaire qui approchait. A la différence du monsieur de l’anecdote, aucune religion, aucun rite, aucune tradition familiale pour me guider, me soutenir et pourtant je décidai de retourner dans ce même cimetière de Colserola. Volver… sur les hauteurs de Barcelone où elle se trouvait désormais. Tout ce que j’ai fait ce jour-là était par choix, sans le joug d’aucune contrainte. Faisant fi de mon cartésianisme, je me plaisais à penser qu’au milieu de ses pins où soufflait une légère brise chargée de senteurs méditerranéennes, loin du brouhaha de la ville et proche du ciel elle pouvait enfin respirer dans cette quiétude. Je suis restée longtemps à bavarder avec elle…Volver, oui je reviendrai, je te le promets

M.M.

(1) Volver : Revenir

30/04/2016