Les Accents têtus

Une Jurassienne à Montreuil

Du début de l’été à la fin de l’automne, chaque fois que je vais dans le Jura, je rapporte de grosses quantités de pommes. Je les ramasse dans un immense verger planté par mon grand-père paternel sur un terrain qui était l’héritage de sa femme, ma grand-mère. Dans les années d’après guerre, mon ancêtre, soucieux de nourrir sa descendance, avait fait du « collectage » avant la lettre. Il demanda à ses parents, amis, voisins, des branches de leurs arbres fruitiers pour en faire des greffes. Ainsi, dans le verger de mon grand-père donnent aujourd’hui toutes sortes d’arbres fruitiers, noyers, noisetiers, châtaigniers, pruniers, cerisiers, poiriers, cognassiers et une vingtaine d’espèces de pommiers dont la récolte s’étalonne entre la fin du mois de juin et la mi-décembre. La corvée de ramassage est aussi l’occasion d’une joyeuse dégustation, et même dans ma famille traditionnellement économe, on a le droit de croquer dans une pomme, puis de la jeter sans avoir terminé de la manger pour en goûter une autre.

Au retour à Montreuil avec ma cargaison, après la distribution aux amis et amateurs à qui il faut toujours préciser que ce sont des pommes tombées des arbres qui ne se conservent pas forcément très longtemps , commence mon propre combat contre la décomposition. Je stocke les pommes dans deux cagettes superposées sous ma table de cuisine, contre la grille d’aération. Tous les cinq ou six jours, je retire les fruits abîmés. Certaines pommes pourries deviennent toutes noires ou marron, mais restent bizarrement fermes. Je sélectionne alors trois ou quatre kilos de pommes saines que je pose dans mon évier pour les rincer. Elles sont de toutes les couleurs, jaunes, rouges, orangées, bicolores, tachetées, rayées, dorées. Certaines ont une peau lisse et brillante, d’autres sont rugueuses. Il y en a même qui sont comme cirées, ointes d’une substance grasse étonnante. Lorsque j’ai terminé de les frotter une par une pour enlever la terre, je les laisse égoutter dans ma grande passoire jaune. Je sors un plateau, un couteau à légumes et un grand faitout que je pose sur la table où je m’installe en allumant la radio.

Je commence à éplucher les pommes. C’est un geste que j’ai appris pendant l’enfance. Je me souviens de repas chez mes grands-parents qui nous observaient, ma sœur, mes frères et moi, pour juger de l’épaisseur de nos épluchures. Dans la famille, les pommes étaient le dessert quotidien. Le luxe consistait en l’abondance, et surtout en la possibilité de choisir sa ou ses pommes parmi ses espèces préférées. La technique que j’ai adoptée pour l’épluchage, sans doute celle qui m’a été transmise puis que j’ai optimisée, est la suivante : tenant la pomme dans ma main gauche, je la coupe en deux en respectant bien le centre, je la fends en son cœur. Pour cela, il me faut un couteau sans dent, mais qui soit également affûté de chaque côté de la lame. Sans cela, le couteau dévie toujours de sa trajectoire. Après avoir coupé une des moitiés en quarts, je fais sauter le bloc contenant les pépins et poursuis mon geste en pelant ensuite le quartier que je jette dans la casserole. Je prends toujours le quartier dans le même sens, car j’ai remarqué que si je commence par le côté queue, c’est moins facile et cela m’oblige à charcuter la pomme pour qu’il ne reste aucune partie dure. Je m’attaque ensuite à l’autre quart et ainsi de suite. J’ai souvent tendance à commencer par les plus grosses pommes, celles qui s’épluchent le plus aisément et comme je suis assez efficace, la casserole se remplit rapidement au début. La fin de l’opération est parfois plus longue…

Tout en épluchant, un de mes plaisirs est de les goûter toutes et ce faisant, d’observer l’évolution de mes goûts car je les redécouvre à chaque bouchée. Comme lorsque j’étais enfant, je goûte et je re-goûte : je mets de côté à ma droite des morceaux de celles que je préfère pour la fin, je compare, celle-ci, tentante comme la pomme de la sorcière de Blanche-Neige, mais décidément fade. Et hop, pour la compote. Telle autre vraiment délicieuse lorsqu’elle n’est pas trop mûre, et j’en garde encore un quart. Je vote pour la plus sucrée, la plus juteuse, la plus croquante…

Ce que je trouve surprenant, c’est qu’en fin de saison, je les aime toutes, et je trouve délicieuses des pommes auxquelles je ne trouvais pas d’intérêt auparavant, lorsqu’il y en avait d’autres, comme si mes goûts s’adaptaient à la nécessité… Mon père m’a raconté récemment que mon grand-père pendant son collectage chez un voisin, avait goûté une pomme qu’il avait trouvée insipide. Son voisin lui aurait alors vanté ses qualités exceptionnelles de conservation en lui disant : « Tu verras, quand il n’y a plus que celles-là, on les trouve excellentes ! » A chaque compote, il y a au moins six ou sept espèces de pommes différentes, de différentes tailles, couleurs, consistances, textures, parfums. Mes préférées sont les Belles-Filles de Salins, très croquantes, à la robe rouge et blanche rayée. Je me souviens que nous avions décrété, ma sœur et moi, qu’elles avaient le goût de bonbon. Petites en taille mais très sucrées et juteuses, elles surprennent par leur chair d’un blanc éclatant. J’aime aussi beaucoup les « Jeanne », baptisées ainsi du prénom de ma grand-mère. Du vivant de mes grands-parents, c’étaient une chasse gardée, car c’étaient leurs préférées. Ce sont de gros fruits rouge-rosé d’une beauté noble, qui auraient eu leur place à la table des Rois. Croquants sans être durs, leur saveur est un équilibre délicat d’acidité, de sucre et d’arômes subtils de vanille et de mirabelle. Ce sont des pommes qui fondent littéralement dans la bouche. Seul bémol, en fin de saison, elle blettissent et deviennent pour moi immangeables. Etonnamment, alors que j’ai du mal à avaler une Golden du commerce, j’apprécie les petites Golden du verger familial qui sont très parfumées acidulées et juteuses.

Il y a aussi plusieurs espèces de Pommes de Moisson qui, comme leur nom l’indique, sont comestibles dès la fin du mois de juin, des Transparentes de Croncels, diverses Reinettes, Reinettes Grises, du Canada, de Savoie, ou de Saintonge, des Rambours dites « Queues Tordues », des Boscoop, des Pommes d’Api, des Doubles Roses dites « Jaunes Tardives », des Nationales, des Croques de Bresse, et d’autres pommes encore qui portent le nom de la personne qui avaient donné le greffon mais ne connaissait pas le nom de l’espèce.
Au bout d’une vingtaine de minutes, je commence peu à peu à en avoir marre et j’ai hâte d’en finir. La pulpe de mes doigts commence à être boursouflée par l’humidité. J’ai un peu mal au dos, la radio m’énerve, et cette mèche de cheveux qui me chatouille le nez et que je ne peux pas remettre en place avec mes mains poisseuses… Et puis j’ai lavé trop de pommes ! Je suis secrètement soulagée d’en trouver certaines abîmées en les ouvrant. J’en repose même quelques-unes dans la cagette pour une prochaine fois. Et puis celle-ci qui est vraiment trop petite, je la laisse avec les épluchures.

Lorsque tout est enfin terminé, je rajoute un fond de verre d’eau dans le faitout et je mets à cuire à feu doux. Je range ensuite les ustensiles après les avoir rincés. J’ai à chaque fois une arrière-pensée lorsque je jette dans la poubelle ordinaire des déchets compostables qui seront incinérés avec d’autres déchets qui ne le sont pas. Un jour, j’aurai mon compost et mon jardin. Je rince le plateau. Un parfum de pommes cuites commence à envahir l’appartement. Le mélange et donc le goût et la consistance de la compote ne sont jamais les mêmes. Certaines pommes à chair tendre se transforment en marmelade dès le début de cuisson, d’autres restent en lambeaux onctueux. Chaque espèce apporte acidité ou rondeur, et son arôme spécifique.

Je mangerai un peu de compote tiède, puis je mettrai le reste refroidi dans un saladier au frigidaire.

Marie-Cécile

22/11/2012