Les Accents têtus

Hôtel Lutetia

J’allais entrer pour la première fois dans l’hôtel Lutetia à l’occasion des deux journées consacrées aux Littératures juives dans le monde. Lieu qui pour moi était marqué d’une histoire bien particulière. En ce beau matin de juin 1940, les armées allemandes sont entrées dans Paris. Les services de renseignement de l’armée allemande, l’Abwehr, ont réquisitionné et occupé l’hôtel. Deux mois peut-être avant l’arrivée imminente des armées ennemies, ma mère ma sœur et moi avions quitté Paris, l’exode, pour Beaune la Rolande. Très rapidement nous avons su que les allemands arrivaient. Un soir, nous avons vu quelques troupes de soldats français en pleine déroute et tentant, bien qu’encerclées, de fuir. Le soir même, les officiers français se délestant de tout ce qui était devenu inutile, utilisant les quelques engins motorisés dont ils disposaient, quittèrent la ville abandonnant la troupe. Certains de ces malheureux essayèrent de se procurer des vêtements civils. Peine perdue. Toutes les issues étaient fermées. En désespoir de cause, ils se cachèrent dans des granges, des caves. Le lendemain de ce triste soir, plein de menace, quelques tirs de mitrailleuses, pas de combat. Je vis arriver les Feldgendarmes (*) leurs plaques brillant sur leurs poitrines, au pas de parade, sans aucune crainte, dans le vide et le silence de cette petite ville, figée dans l’attente, le bruit des bottes de ces martiens sonnant étrangement. Ces deux robots avançant, un homme en civil, nouvellement arrivé, et logeant dans une proche maison, sortit dans la rue au devant des deux soldats, salua du salut nazi, bras tendu, et indiqua où étaient cachés les soldats français qui se rendirent sans aucune résistance mains en l’air.

France occupée, et bientôt à cours d’argent, ma mère décida que nous allions revenir à Paris. A quelques jours et dès qu’il fut possible de rentrer, nous quittâmes Beaune la Rolande, prîmes le train changeant une ou deux fois les transports étant très aléatoires. Nous arrivâmes dans la soirée à Paris. Priment le métro. Arrivés à la station Sèvres Babylone, la rame stoppa définitivement. Les employés firent sortir les rares voyageurs de la rame de métro et de la station, nous expliquant qu’il était 22 heures et que le couvre feu imposé par l’armée allemande interdisait toute activité civile jusqu’au lendemain matin. Sur le boulevard Raspail désert, il y avait deux tentes militaires à hauteur de l’hôtel Lutetia dans lesquelles étaient des soldats en arme avec chiens policiers. Toutes les rues alentour vides, silencieuses. Ma mère tenant la main de ses deux gosses et son maigre bagage fit les quelques mètres qui séparaient la bouche du métro de l’hôtel Lutetia. Là, au bas des marches, elle s’adressa à l’une des sentinelles qui ne comprenant rien, alla chercher un officier. Celui-ci arriva, magnifique, botté, martial mais fort courtois (c’étaient les tout débuts) et ma mère lui dit, à cet officier, qui parlait fort bien français et qui s’avérait être un fort bon connaisseur de Paris : Monsieur l’officier, nous revenons chez nous, mon mari est prisonnier (elle ne savait rien à ce moment de ce qu’était devenu son mari), il n’y a plus de métro, c’est le couvre-feu, que dois-je faire ?
Un moment, madame, dit-il. Rentré dans l’hôtel, il revint aussitôt avec son chauffeur, nous invitant à monter avec lui dans sa voiture. Pendant les trajet il échangea quelques mots avec ma mère, lui disant, Ach madame, votre mari est prisonnier, la guerre c’est un malheur, mais c’est la faute des juifs madame. Rendus à notre porte nous dîmes poliment Au revoir monsieur. Ma mère le jour suivant et quelques jours ensuite vécut dans la terreur d’avoir été aperçue ramenée chez elle avec ses gosses par un officier allemand.
Elle ne se savait pas qu’elle vivrait des peurs bien plus sérieuses.

Jan

* Feldgendarmerie : unité de police militaire allemande.

01/08/2012