Les Accents têtus

La dame de l’argentique

Je l’ai vue pour la première fois sur cette photo en sépia.
Un visage sans âge, une coiffure hors du temps, un appareil photo en prolongement direct de son corps.
Je l’ai vue sur cette photo où moi aussi je figurais, pour la première fois de ma vie.
Elle me dévorait du regard, de celui qui transperce les négatifs pour venir s’écraser dans les rétines malheureuses. Plus particulièrement les miennes.
J’étais la seule à la distinguer là où tous voyaient un léger flou du à un mauvais réglage.

Mais moi je la voyais si nettement que j’en faisais des cauchemars.
Elle, toujours présente même quand on n’en voulait pas, quand on n’en voulait plus.
Elle présente à mes premiers pas, immortalisée penchée sur moi.
Elle toujours elle, et le rire des autres qui pensaient que c’était dans ma tête.
Elle lors de mon premier bain me regardant encore et encore de ses yeux d’encre, et toujours les même moqueries.

Un jour, un de ceux où les railleries devenaient insupportables
et où j’étais terrifiée d’être ainsi observée par cette inconnue si familière,
j’ai décidé de ne plus regarder les photos.
Mais malgré tout, je la sentais encore là, derrière moi, de plus en plus près, le sépia ne nous séparant plus.
Se priver de la photo était en fait une terrible expérience
car non seulement elle pouvait se rapprocher dangereusement
mais je ne pouvais plus savoir ce qu’elle faisait.
Alors je continuais à vivre dans la crainte et priais tous les soirs pour ne pas la retrouver à mes côtés.

Des années plus tard, lors que je ne m’y attendais plus, elle revint.
Et si j’avais bien grandi depuis, elle, n’avait pas pris une ride. Son visage semblait toujours à l’abri de toutes les intempéries. Vieille dans son regard, le corps entre deux mondes.
Elle était juste là comme par magie, se déclinant maintenant non plus sur mes photos mais aussi dans ma glace.
Et puis dans la nuit, je sentis une main flou m’écraser le nez, la bouche, m’empêchant de respirer.
J’ouvris des yeux ronds et, tout en me débattant, je reconnus mon agresseur :
c’était la dame sans âge, la dame de l’argentique, venue me chercher pour un dernier voyage, tout droit sorti des négatifs. Alors, les poumons vides d’air, je m’immobilisais pour une dernière photo.

Lisa

30/07/2012