Les Accents têtus

Space-cake

Jean-Patrice est installé dans le canapé Chesterfield, il a allongé ses jambes un peu trop grandes pour son pantalon à pinces, et négligemment posé ses pieds sur le chien en métal qui orne le salon , « c’est un Giacometti ! » lui fait observer sa tante assise à côté de lui. « C’est des Ralph Lauren! » Répond-il en pointant ses chaussures du menton. Elle fait comme si de rien n’était. Il continue à répondre, sans trop y prêter attention, aux questions qu’elle lui pose. « Oui ses partiels arrivent bientôt ». « Bien sûr que ça lui plaît HEC ».
Il est rentré depuis une semaine de son stage aux Pays Bas. Elle lui demande chez qui il était. Il lui répond « Deutsche Bank une très belle entreprise avec des belles valeurs ». Il dit qu’il a « énormément appris, surtout sur le plan humain même si il maniait des chiffres à longueur de journée en tant que contrôleur financier. » En vérité, ce qu’il a appris c’est à tenir encore sur ses jambes après cinq heures du matin en ayant absorbé une dizaine de vodkas, à larguer sans état d’âme les filles emballées la veille et à claquer tout son argent de poche chez Hugo Boss…
« Je ne sais pas si j’aimerais faire des études de commerce » marmonne Apolline. Sa cousine triture un bouton du chemisier Givenchy trop grand prêté par sa mère, installée sur le rebord d’une méridienne, les coudes sur les genoux, le menton posé sur un poing.
« J’ai fait mon stage de troisième chez Paxter, eh ben j’ai pas trop aimé ».
Sa mère se redresse sur le canapé et la regarde dans les yeux :
« Je suis chagrinée par ce que je viens d’entendre. Mon lapin, tu as une chance considérable ! Il n’y a quand même pas beaucoup d’adolescentes de ton âge qui peuvent assister à un COMEX ou à une réunion d’actionnaire avec leur père !
–  Nan mais j’ai pas dit que j’avais pas de chance ou quoi ! C’est juste que son assistante elle pleurait tout le temps dans les toilettes, elle avait l’air au bout du rouleau…
–  Oh mais je doute que tu deviennes assistante mon lapin, ça ne te concerne pas ! Et puis elle pleurait sans doute parce qu’elle avait des soucis personnels.
–  Ouais, j’en sais rien, vu comment papa lui braillait dessus… Mais bon… Je sais pas. »
Apolline hausse les épaules. Elle regarde le bout de ses bottines en daim. Son cousin songe qu’elle a surtout la chance d’avoir un père qui s’occupe de ses gosses. Le sien est parti vivre à Singapour avec sa directrice marketing quand il avait onze ans. Il étouffe un bâillement. Il s’ennuie. S’il n’était pas encore dépendant financièrement de sa mère, il n’aurait pas à subir cet anniversaire déprimant. Puisqu’il a dilapidé en quinze jours ses indemnités de stage pourtant généreuses, il n’a pas d’autre choix que d’accompagner sa daronne aux réunions de famille et débarrasser docilement la table.
Un long silence s’installe, brisé subitement par une longue quinte de toux de Grandpa. Il est assis sur une bergère bleu-marine aux dorures un peu passées. Ses mains ornées de chevalières sont agrippées aux accoudoirs comme celles d’un vieux monarque récalcitrant cramponné à son trône.
« Mamaaaan » braille Jean-Patrice. « Grandpa s’étouffe encore ».
Une voix s’échappe de la cuisine. « J’arrive, je m’occupe du gâteau. L’un d’entre vous pourrait lui donner sa Ventoline ? Elle est posée sur la console sous la fenêtre. »
Jean-Patrice se lève nonchalamment, attrape la le flacon et le tend au patriarche. Sa vieille main tordue par l’arthrose s’en empare sèchement. Il hoche la tête en guise de remerciement. On dirait un vieux pantin squelettique, il n’a plus que sa robe de chambre en taffetas brun et sa peau jaune sur les os. Il ne lui reste plus ni muscle ni gras. Il ressemble à un arbre desséché qui a plongé ses racines si profondément dans le sol qu’il n’a d’autre choix que continuer à vivre. Il a survécu à une grave chute de ski en Suisse en 1976, un accident avec son Aston Martin en 88, un cancer du pancréas en 92, une grave bronchite suivie d’un infarctus, il y a deux mois.
Debout devant la fenêtre, son petit fils regarde dehors. Le ciel est gris, la Seine est jaune, les arbres sont nus. Sur le trottoir, des pigeons déplumés donnent des coups de bec dans un bouchon en liège. La tour Eiffel, obèse, a l’air de s’affaisser sous son propre poids. Il a la vision fugace d’un énorme champignon atomique anéantissant Paris.
Son iPhone vibre dans la poche arrière de son pantalon. Il l’extrait en se tortillant un peu, déverrouille l’écran, ouvre What’s app. Un torrent de Gifs loufoques s’affichent suivis de quelques messages incohérents « Alooooooors ?! » « Y a de l’ambiance ?! » Jean-Patrice pianote une réponse rapide « pas encore bro, j’y travaille… ».
Sa mère les a rejoint dans le salon avec les assiettes à dessert et les petites cuillères en argent. Elle pose le tout sur la table basse. Ses yeux et sa bouche maquillés sans fantaisie sont légèrement tombants. Son collier de perles brille discrètement sous son carré Hermès. Elle s’approche de lui et murmure « Mon canard, est-ce que tu veux bien aller disposer les bougies sur le gâteau ? Je l’ai sorti de sa boîte, il est sur le marbre de la cuisine… »
Jean-Patrice envoie un dernier SMS « let the party begin ! ». Il range son Smartphone et s’engage dans l’interminable vestibule qui mène à la cuisine.
Il passe devant la chambre à coucher, le bureau, la salle de bain, Le parquet craque sous ses pieds. Il allège le pas. A sa droite, sur de longues étagères murales, entre les livres de voyage et les Atlas, siègent des statuettes exotiques. Quand il était enfant, il imaginait qu’elles étaient vivantes et qu’elles lui parlaient. Elles ont l’air réveillé. Leurs têtes de déesse de la fertilité, de tigre du Bengale et de joueur de flute se tournent sur son passage et le fixent intensément. Sous leur fine couche de poussière, elles ont réussi à ouvrir leurs petites paupières de d’ébène, de jaspe et de bronze et posent sur lui un regard ardent, impatient.
Il arrive dans la cuisine lumineuse, habillée par des murs de placards blanc-laqué, un large frigo américain, une gazinière en inox rutilant. Ses chaussures couinent un peu sur les tomettes. Au centre de la cuisine, sous un puits de lumière, un plan de travail en marbre laiteux accueille un énorme « Merveilleux ». Il est disposé dans un grand plat en porcelaine striée d’arabesques dorées : un épais cylindre bombé sur le dessus renfermant deux grosses meringues parfaitement aérées, soudées par une épaisse couche de chantilly. Sa surface enduite de crème fouettée est hérissée de larges copeaux de chocolat noir. Sur son sommet, trône une poignée de cerises confites d’un rouge éclatant. « Parfait ! » songe Jean-Patrice en sortant un sachet de l’une de ses poches. « Je vais pouvoir ajouter ma touche personnelle. » Il saupoudre le contenu du sachet sur le gâteau, des petits brins beiges et bruns se dispersent entre les copeaux de chocolat. Jean-Patrice roule le sachet vide en boule et le lance dans la poubelle d’un geste sûr. Il plante les 2 bougies (un huit et un trois), dégaine une dernière fois son téléphone, fait une photo culinaire digne des plus grands comptes Instagram et la partage avec un sourire en coin. Et puis il gratte une allumette et allume les bougies.
« C’est prêêêêt ! » Crie-t-il en direction du salon.
Il s’empare du plat et s’engage dans le couloir d’un pas décidé. Les statuettes se sont replongées dans le sommeil. C’est lui qui les regarde avec effronterie cette fois. Peut être qu’elles ont peur, que la honte leur fait baisser les yeux. Lui est bien décidé à s’amuser.
Sa tante, sa mère, ses cousines, commencent à chanter quand il s’engage dans le salon, attentif à ne pas faire tomber de copeaux de chocolat sur le tapis berbère. Il chante aussi, avec entrain. Il pose le gâteau sur la table basse, devant Grandpa. Ce dernier éprouve quelques difficultés à souffler ses bougies. Il semblerait que l’air ne sorte que par un côté de sa bouche. Il tourne la tête, se contorsionne un peu, la troisième tentative est la bonne. C’est Ludivine, la plus jeune, qu’on désigne pour couper le gâteau. Elle dispose promptement de grosses parts dans les assiettes. Jean-Patrice ressert un peu de Champagne aux adultes. « Pas trop pour ton grand-père ! Attention à son diabète quand même ! » Mais Grandpa insiste alors on lui reverse une petite goutte. C’est son anniversaire après tout ! « Ils ne savent pas à quel point il va kiffer son gâteau, Grandpa ! » pense son petit-fils.
La dégustation se fait dans un silence gourmand, émaillé d’exclamations :
« Quel délice ce gâteau !
–  Un régal ! Ce pâtissier est une star ! Il y a toujours du monde dans sa boutique…Les gens font la queue jusque sur le trottoir !
–  C’est beaucoup de sucre quand-même !
–  Miam, je peux en avoir une autre part maman ? Et la cerise ?! Qui c’est qui la prend ? ».

Et puis de nouveau, le bruit des cuillères qui raclent les assiettes pendant quelques instants. Finalement, Ludivine lance :
« Quelqu’un veut jouer au Monopoly ?
–  On déballe pas les cadeaux d’abord ?
–  Oui, tiens, bonne idée. Tu veux jouer avec nous ?
–  Et les cadeaux de Grandpa?
–  Non les filles, merci, je vais vous regarder jouer.
–  On lui donnera plus tard, ses cadeaux. Grandpa est fatigué, on va le laisser se reposer. Essayez de ne pas faire trop de bruit en jouant !

Jean-Patrice se met à rire. Il s’est rassis dans le canapé. Il renverse la tête en arrière, cale son avant-bras derrière sa nuque, le coude relevé, regarde le ciel gris à travers la fenêtre au bout de la pièce. Une fine pluie s’est mise à tomber. Une minute passe. Il rouvre les yeux, regarde son téléphone, une heure s’est écoulée. La pluie continue mais dans l’autre sens, elle ne tombe plus, elle remonte. Les gouttes de pluies sont comme des gouttes de mercure aspirées vers le ciel qui a pris une couleur jaune.

« Jean-Patrice, tu peux me servir un peu d’eau s’il te plaît ? J’ai la bouche un peu sèche ! Et ressers ton grand père il a l’air déshydraté !
–  Bien sûr ! »

L’eau continue à couler à l’envers. Il est obligé de mettre le verre au dessus de la carafe et de l’incliner un peu sur le côté pour le remplir. Ça le fait rire mais ça l’inquiète également. « Elle est forte cette beuh quand même… »

« Whooo ! Mon pion a bougé tout seul, vous avez vu ? » L’anxiété pointe dans la voix d’Apolline.
« Vu quoi ? Mais non. C’est toi qui l’a bougé avec ta main. Ça va pas ?
–  Je sais pas. Il bouge encore là mon pion, il s’enfonce dans la table. Tu vois pas ? Il est en train de s’enfoncer là c’est bizarre ! »
Leur mère est avachie sur la méridienne.
« J’ai l’impression d’avoir la bouche en carton, J’ai mal à la tête, ça va pas fort.
–  Ah mais c’est trop spé, la table elle est devenue molle. Tu vois mon doigt ? Regarde il s’enfonce aussi !
–  C’est étrange ! Je n’arrive plus à parler. Je n’ai plus de salive. Qu’est-ce qui m’arrive ? C’est inquiétant quand même ! »
Ludivine se met à geindre. « J’ai envie de vomir Maman. J’aime pas vomir ! » Sa sœur continue : « Je vais rentrer dans la table. Regardez-ça ! J’ai enfoncé ma main jusqu’au poignet ! Délire ! »

La mère de Jean-Patrice regarde sa sœur et ses nièces avec appréhension. « Vous avez toutes l’air mal en point. Il y avait peut être un problème avec le gâteau ? Je n’ai pas terminé ma part, moi. Je vais appeler un médecin, c’est plus prudent. Je vais chercher mon téléphone. » Elle quitte le salon.

C’est possible qu’elle soit un peu trop forte. Tant pis ! Il a passé du temps dans le coffee shop avec le vendeur. Il a exploré le rayon des comestibles. Il a choisi un mélange sucré à saupoudrer sur les aliments ou à utiliser dans la confection des space-cakes. Il avait une petite appréhension en passant la douane mais on lui a dit que la police aux frontières a d’autres chats à fouetter et ne perd pas son temps avec ce type de produits. Ça fait un moment qu’il prépare ça, qu’il prend un plaisir particulier à partager les détails de son plan avec ses « potes de promo ». Maintenant, il regarde sa tante étalée sur la méridienne, les bras ballants, un coussin sous la tête, le menton sur la poitrine, qui ouvre et ferme la bouche pour la ré-humecter. Elle a l’air d’un poisson tombé d’un bocal.
« Il faut que je fasse une photo ! »
Il essaye de se lever. Il a des fourmis dans les jambes, il perd l’équilibre une première fois. Retente. Réussit à se redresser et avance vers le vestibule en riant tout seul. Il ouvre l’application « photo » de son téléphone et observe la scène sur l’écran : sa tante allongée, sa cousine qui cogne le dos de sa main de manière répétitive sur le plateau du Monopoly, son autre cousine qui se met à vomir. Dans le coin gauche, il voit la bergère bleu et or avec son grand père, les yeux écarquillés, la bouche ouverte. Il respire difficilement, il presse l’étoffe de sa robe de chambre contre sa poitrine. Sa tête se met à osciller de droite à gauche. Grandpa suffoque, devient blême, son autre main essaye d’attraper un verre. Sa tante pousse un cri et s’exclame d’une voix embrumée « il fait un infarctus…appelle les Urgences ! » C’est terminé. La tête de Grandpa est retombée sur le côté, il a les yeux fermés, il ne respire plus. Jean-Patrice, paralysé, a gardé le nez sur son téléphone. Il relève la tête. Son corps pivote vers le vestibule d’où lui parviennent le bruit de pas et les cris de sa mère. Au loin, il voit le tigre du Bengale, la déesse de la fertilité et le joueur de flûte. Ils braquent sur lui des yeux durs et scintillants.

Claire B

06/2020