Les Accents têtus

Noirceur

Mise en forme du texte Noirceur écrit par Bernadette F pour le recueil Persona Obscura, partenariat les Accents têtus / Lycée Eugénie Cotton © Giselle Manto, 2022

Tu es dans le noir. Tout, autour de toi, rayonne de noirceur.

Tu as arrêté de travailler un jour, puis deux. Le burn out a grignoté tes forces intérieures. Tes collègues ont fini par se lasser de t’attendre. Elles ont eu beau te remonter le moral, tu n’as pas repris la route de l’hôpital. Où es-tu ? Toi l’infirmier serviable, qui allège les charges des plus frêles, porte les revendications devant la direction, prend les coups et les insultes des laissés-pour-compte de la société. Le charme des infirmières a vite pâli sous les néons blafards des couloirs interminables. Les sourires ont disparu derrière les masques anonymes. Les applaudissements se sont vite essoufflés. Que de kilomètres parcourus entre les bips et les râles désordonnés. Enchaîné aux tours de garde, tu as assisté impuissant au défilé des confrères alités. Ces couloirs de souffrances et de désinfectants, tu les as trop vus. Tu as fini par céder à l’appel de ces pilules bien alignées dans leur vitrine. Tu espérais chasser la fatigue mais… tu n’étais bientôt plus qu’un automate sur une chaîne qui déraille.

Longtemps tu as veillé sur les malades, la nuit surtout. Les rassurant entre chien et loup, à l’heure où les cauchemars refont surface. Toi, tu les esquivais ces parties de sommeil. Tu prenais ton service à la tombée de la nuit et rentrais avant que le soleil n’ait totalement envahi l’espace. Ta partie de cache-cache avec le soleil t’a donné ce teint cireux et livide de mort-vivant. Ta peau n’a pas goûté la chaleur… depuis des années. Pourtant, tu n’es pas squelettique, comme on pourrait s’y attendre. Ta bedaine tu la transportes sans la voir. Toi qui préconises une bonne hygiène de vie à tes malades, tu n’avales que des sucreries au distributeur. Tu ne trouves pas le temps pour toi et tes amis.

Aujourd’hui tu as laissé ton réveil brailler, comme d’habitude. Tu n’as pas pris la peine de te lever. Il est déjà dix-huit heures, tu t’en veux de n’avoir pas eu le courage d’affronter cette journée. Tu te frottes les yeux et ta barbe de dix jours te piques. Tu allumes la lampe pour y voir clair, alors que dehors les passants pressent le pas pour rentrer chez eux. Tes pieds glissent mollement sur l’épaisse moquette noire que tu adores. En passant devant le salon, tu aperçois les photos placardées de tes tranches de vie heureuse. Tu baisses la tête et continue vers la salle de bain. Tu grimaces en sentant sous tes pieds des miettes. Il faut refaire la peinture depuis, depuis combien de temps déjà ? Tu grimaces en découvrant le reflet absent que te renvoie le miroir, tu ne t’attardes guère. Tu devais appeler une administration aujourd’hui, mais tu dormais, tant pis.

Tu décides de mettre le nez dehors, tu enfiles ton blouson, ta main est sur la poignée de la porte. Mais un violent malaise et des nausées te clouent sur place. Tu tentes de te raisonner, mais ton corps n’est déjà plus qu’un bouillon, ta peau ruisselle. Tes muscles ne t’obéissent plus, tendus à l’extrême sous l’attaque. Tu abandonnes, recroquevillé sur le sol. Tu y restes un long moment avant de pouvoir dégager tes jambes endolories par le spasme. Tu te relèves épuisé et hagard. Sitôt ta veste rangée dans le placard, la crise se résorbe d’elle-même. Tu réessayeras demain et après-demain.

Bernadette F

L’un des sept textes choisi pour le recueil Persona obscura, un projet en partenariat Les Accents têtus / Lycée Eugénie Cotton, de janvier à juin 2022.

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31/05/2022

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