Les Accents têtus

Soliloque d’un artiste peintre

Mise en forme du texte Soliloque d’un artiste peintre écrit par Annie C. Le Gall  pour le recueil Persona Obscura, partenariat les Accents têtus / Lycée Eugénie Cotton © Camille Van der Cruyssen, 2022

Lorsque je le vis attablé au fond de la brasserie, seul devant sa bière, je ne pus m’empêcher de le regarder. J’étais impressionnée par sa stature qui devait être haute, sa barbe blanche bien taillée, ses cheveux drus blancs eux aussi et son regard d’un bleu délavé. Il se dégageait de cet homme une certaine prestance tandis qu’il levait de temps en temps le nez d’un journal relié à une baguette de lecture dont il tournait les feuilles en ne semblant pas les lire vraiment, tout en m’attendant.

Ainsi vous avez eu envie de me rencontrer. Vous vous intéressez à ma peinture et vous voulez en savoir plus sur moi. Et que voulez-vous savoir, Chère Mademoiselle. Tout est dit dans mes tableaux. Apprenez à les regarder, ils expriment tout ce que je ressens. Mais vous voulez qu’on vous explique tout, sur tout et dans tout, mais c’est à vous de creuser, de rechercher au fin fond de l’âme de mes tableaux ce que j’ai voulu exprimer.

Je m’apprêtais à lui poser une question, mais il me coupa net. Je vais néanmoins vous livrer quelques clés. Contrairement à vous qui n’avez pas connu la guerre, je suis né en Allemagne dans un ordre détruit, un paysage détruit, un peuple détruit, une société détruite et, en tant que peintre, je n’ai pas voulu restaurer un ordre. J’en ai assez vu de ce soi-disant ordre. Quand j’étais jeune et jusqu’à ce que le mur de Berlin soit abattu, j’ai vécu sous deux régimes totalitaires, nazi puis soviétique. Croyez-moi, c’est suffisamment lourd pour arriver à se construire soi-même. Mais je n’ai pas souhaité recourir à la psychanalyse, ce n’est pas dans mon tempérament d’aller m’épancher sur un divan, j’ai voulu combattre mes démons tout seul et c’est ce que j’ai fait à travers ma peinture pendant presque toute ma vie.

Vous comprenez certainement mieux pourquoi tous les personnages de mes tableaux, je les ai peints la tête en bas, c’est même devenu ma marque de fabrique. Et en même temps quand je vois dans quel monde on vit désormais, j’ai vraiment l’impression qu’on marche sur la tête !

Ce que je reproche aux hommes en général, c’est qu’ils ont la mémoire courte. On ne fait plus la guerre au corps à corps mais on vit dans le chaos. A mon sens, un chaos qui a pris d’autres formes. On ne prend plus le temps de rien, tout va trop vite. Notez bien que je ne juge pas, je constate.

Vous n’êtes pas de mon avis ? Je vois bien que vous me regardez avec condescendance, vous devez me trouver bien vieux et désabusé et c’est vrai que je le suis. Vous savez à mon âge, je suis né en 39, j’ai quatre-vingt-deux ans, même si l’on m’en donne facilement dix de moins, je n’ai plus grand chose à attendre de la vie, j’ai avant tout besoin de quiétude et d’apaisement. Il y a quelques années, je suis tombé sous le charme de la Toscane et j’ai acheté une petite maison à San Gimignano où je coule des jours paisibles dans la douceur de vivre. N’attendez pas que je vous invite, je suis un peu ours, mais si l’envie vous prenait de venir me rendre visite, je vous montrerais mes dernières toiles et vous jugerez par vous-même. Ce n’est plus le chaos qui m’a hanté toute ma vie, mais le calme que vous verrez dans mes tableaux à travers des paysages couleurs de sienne aux teintes ocre et rougeâtre, des bleus et des jaunes lumineux. J’en ai fini avec les rouges sanglants, les noirs profonds, les corps rapiécés, les survivants blessés incapables de se prendre la main. J’ai enfin trouvé la paix et je peux enfin me reposer et m’aimer. En vous parlant, je réalise que cela m’aura pris toute ma vie.

Annie C. Le Gall

L’un des sept textes choisi pour le recueil Persona obscura, un projet en partenariat Les Accents têtus / Lycée Eugénie Cotton, de janvier à juin 2022.

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31/05/2022

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