Les Accents têtus

L’entité captive

Dans le monde du dessous, perchée sur les buttes de sable rouge, se tient une silhouette esseulée. Elle se dresse face à ce monde où le vivant n’existe plus , où seules la roche et la poussière demeurent. La course du vent était suspendue, la nuit s’était dissipée pour ne jamais revenir, la pluie ne tombait plus. Un silence déchirant régnait en maître sur cette étendue désertique, secondé uniquement par les ombres néfastes de montagnes acérées. La silhouette est là depuis longtemps. Elle ne fait rien d’autre que sonder la ligne d’horizon avec patience et la certitude qu’un événement viendra troubler ces terres figées. Elle attend. Ses yeux rivés sur les lunes noires au-dessus d’elle semblent guetter quelque chose.

Elle baisse la tête un instant et regarde le sol. Le spectre des sommets à sa gauche s’efface peu à peu de la butte. Les lunes se meuvent et leur éclat ardent perd de son intensité. Elles glissent sous le paysage avec apathie, comme jadis, pour laisser place à la nuit. La créature sourit. Un instant passe… puis un autre. Un souffle frémissant et fugace glisse sur ses paupières avant de disparaître. Non. Il subsiste, il s’affirme. Son sourire s’étire. Une brise se forme contre la peau de son visage. L’air grésille. Il s’électrise. Ça y est. Tout va recommencer.

Un vent puissant érupte soudain et racle lentement le sable de la butte. Des grains sanguins glissent sur les contours de la silhouette anonyme pour disparaître derrière elle. Des nuages obscurs se profilent sous les lunes noires et commencent à tacher les cieux sarraus. Ils renferment en leur ventre des pluies torrentielles et dévastatrices qui se déverseront sous peu. La créature se raidit, mais ne bouge pas. Un instant passe, puis un autre. Elle attend.

Les bourrasques de vent se muent en rafales, une pluie grasse et chaude se déverse sur les steppes sablonneuses, les nuages enflent et s’étalent, la lumière peine à percer l’orage, tout ne sera bientôt plus que boue. La silhouette se raidit davantage. Ses oreilles vibrent. Elle entend le gargouillement des nimbus qui s’apprêtent à cracher la foudre. Elle discerne les babillements du tonnerre qui fera rompre ses tympans. Ses jambes se plantent dans le sol bourbeux de la butte. La tempête naissante prendra bientôt sa véritable forme, celle du cataclysme cyclique qui venait anéantir ce lieu. La silhouette ne le craint pas, elle n’a rien eu à craindre depuis des siècles. L’air se durcit et attaque son épiderme. Elle attend un instant, puis un autre. «  Le monde va s’éteindre.  »

Des vagues de boue épaisses s’ébrouent avec violence. Les sables ne sont plus qu’une mer d’argile tourbillonnante, déchaînée. Les eaux diluviennes rendent sa chair malléable, les lames d’une armée de tornades caustiques tranchent ses vagues avec fureur pour la maîtriser et définir ses contours. Les nuages se resserrent et convulsent. Un premier trait de foudre vient fendre l’obscurité grandissante, le tonnerre pousse un rugissement cauchemardesque à sa suite, et la dissolution du monde commence.

Les flots ocre gorgés d’averses gonflent à une vitesse formidable. Ils submergent rapidement les buttes et les dissolvent pour mieux les ingérer. La créature est soulevée par les eaux boueuses qui lui montent jusqu’aux épaules, elle bat des jambes pour garder la tête à l’air libre. Un craquement horrifique remonte des coulées rouges et retentit à travers la tempête. Un séisme fomente sous la silhouette. La couche terrestre se déchire sous le poids du déluge. Des gaz volatiles se libèrent à travers le sol fendu, faisant coaguler l’océan rageur pour propulser la créature vers les cieux drapés de noir. La boue s’étend et s’agite à perte de vue, engloutissant les montagnes, allant même jusqu’à éclabousser les parois de la voute céleste. Des salves d’éclairs traversent les rangs des cyclones et s’abattent de toutes parts dans un vacarme atroce. La créature sent ses oreilles se déchirer de l’intérieur sans éprouver aucune douleur. La boue chauffée par la foudre devient une coulée brûlante et la lumière naturelle frémit à travers les ténèbres étouffantes, pareille à une flamme vacillante sur une bûche calcinée.

La créature ne lutte pas contre les vagues scélérates qui s’écrasent inlassablement sur elle ni pour garder la tête hors de l’eau. Elle se laisse docilement martyriser par les flots qui la noient pour pouvoir mieux la recracher ensuite. Son corps n’offre plus la moindre résistance. Un éclair violacé illumine une muraille liquide qui s’apprête l’avaler. La silhouette sourit et ferme les yeux avant de se laisser couler.

Un instant passe.

La vague colossale qui lui faisait face retombe pour la pousser vers le fond.

Puis un autre.

L’entité chute à travers les nuances de rouge.

«  Le monde va s’éteindre.  »

L’entité n’entend rien, ne voit rien et ne sent plus rien. Elle se laisse absorber par le liquide qui dilue ce lieu qu’elle a vu mourir tant de fois. Elle est écartelée par des courants contraires, coincée entre une terre qui se désagrège et des cieux qui s’entredéchirent. Le temps suspend sa course pour laisser libre cours au cataclysme et la créature se laisse sombrer dans une inconscience bienfaisante. Les instants ne passent plus, le présent semble révolu.

Les éléments viennent à bout des raz-de-marée. Leurs vagues s’écroulent sur elles-mêmes tandis que la pluie les travaille au corps pour mieux les étaler. Les vents les écrasent et les malaxent pour les aplanir parfaitement en une étendue immaculée. Les courants belliqueux s’apaisent, les flots deviennent stagnants, les éclairs ne tombent plus et le tonnerre tonitruant fait silence. Enfin, les tornades s’essoufflent et les torrents de pluie s’assèchent, plus rien ne bouge. La notion même de mouvement paraît suspendue à son tour. Mais pourtant, un instant passe, puis un autre. Quelque chose de vivant se meut encore dans cette immensité qui enveloppe et dissout tout.

Une ombre remonte progressivement à la surface, en ligne droite, comme si elle était aspirée dans une colonne d’air invisible destinée à la sauver de la noyade. Sa bouche franchit la boue diluée, ses poumons se réactivent. Elle respire à nouveau et rouvre les yeux. Son regard se porte d’abord sur les flots immobiles, puis se plante dans le ciel oblitéré qu’elle peut presque toucher du doigt désormais. Des résidus sarraus transpirent encore au travers des nuages monstrueux et se réfléchissent sur l’horizon aqueux. Amusée, l’entité tend les bras et, de toutes ses forces, tente de saisir un morceau de la masse éthérée qui la surplombe. Elle n’y parvient pas, elle sait que c’est impossible pour l’instant, mais ce geste va déclencher ce qu’elle attend.

Alors que ses bras se replient, une secousse ébranle le monde. Les eaux s’éclairent par-devant elle, un halo éblouissant émane du cœur de cette terre mourante et s’apprête à percer la chappe noire qui l’enserre. Mais, mue par le prisme des eaux, cette fulgurance se transforme en un rayon de lumière noire titanesque et contre nature. Le rayon se fiche dans le ciel et les nuages transpercés reculent pour s’écraser les uns contre les autres et laisser une faille béante où la lumière s’engouffre. Le diamètre du rayon noir s’élargit au fur et à mesure que le ciel se consume, sa taille devient incommensurable.

La noirceur du rayon fusionne avec les nuages pour éteindre les dernières lueurs célestes et ne plus former qu’une cavité alignée sous les étoiles étouffées, une cavité destinée à engloutir l’essence même de toute chose qu’elle pourrait happer en son sein. Tout est plongé dans les ténèbres, plus rien ne luit. Mais ce n’est pas fini. La créature sent que la mer de boue qui l’enserre devient plus chaude encore, qu’elle se fluidifie. Un instant passe… puis un autre et les eaux rouges s’emballent à nouveau. Les vagues tournantes emportent la silhouette loin des cieux dans un maelstrom démesuré dont elle ne pourra s’échapper. Prise au piège, attirée irrémédiablement au cœur du tourbillon, la silhouette écarte les bras et s’apprête à se laisser choir dans le vide infini.

Cette terre défunte n’était plus qu’une outre dont avait percé le fond et dont le contenu se déversait dans l’espace insondable qui sépare les mondes les uns des autres. Un instant passe, puis un autre, et la silhouette disparaît avec les boues rouges tandis que le maelstrom qui l’engloutissait un instant plus tôt s’apprête à se dévorer lui-même. Un instant passe, mais pas d’autre et le temps touche à sa fin.

Plus rien n’existe.

Plus rien ne luit.

Plus rien ne bruisse.

Plus rien ne vit.

Enfin.

Le monde s’est éteint.

***
L’entité n’entend rien, ne voit rien et ne sent plus rien. Sa silhouette n’est plus, ses membres ont disparu. Il ne lui reste que son essence, sa conscience et sa sentience. Ce qui compose son être profond, ce qui encapsule son existence flotte dans l’abîme insaisissable que toute chose qui naît rejoint à sa mort et où toute chose qui meurt attend de renaître.

La créature ne sent plus rien, mais elle ressent toujours. Au fond d’elle rayonne un sentiment de profonde quiétude et d’apaisement. Ce vide ineffable ne l’effraie pas, car c’est de là qu’elle est née et que contrairement à tous les êtres imperceptibles qui transitent ici à ses côtés, elle possède encore quelque chose dont eux ne disposent plus : ses souvenirs.

Alors, en attendant que le temps reprenne son cours, elle se replonge dans ses mémoires. Elle se délecte de ses expériences passées et futures, bonnes ou mauvaises, réelles, virtuelles, impossibles et improbables. Elle songe à ce qu’elle aurait dû mieux faire et à ce qu’elle n’a pas fait, à ce qu’elle accomplira certainement et à ce qui adviendra assurément.

Par-dessus tout, elle réfléchit à ce dessein qui l’animait avant qu’elle ne franchisse le seuil de son existence. Elle se projette dans ce désir d’uniformité parfaite et totale, à cette composante indissociable de sa raison d’être et d’agir. C’est ce désir qui alimente sa volonté implacable de ne pas céder à l’inacceptable, de lutter contre la disparité entre les êtres et d’effacer les incohérences de la réalité régissant toute forme de vie, la sienne y comprise.

***
Alors qu’elle dissèque ses réminiscences, elle «  sent  » quelque chose. Une froideur vient interrompre son introspection appliquée. Puis, elle «  entend  » le souffle glacé qui se répand sur sa peau fraîchement renouvelée. Mais quelque chose d’autre la perturbe, un frémissement qui la parcoure. En se concentrant sur l’air qui l’entoure, la créature parvient à retrouver ses contours. Sa «  silhouette  » voit à nouveau le jour.

Une douleur lancinante, aiguë. Entre le front et le nez. Deux orifices viennent d’être comblés, ses yeux se sont reformés. Dans un effort disproportionné, elle parvient à soulever ses paupières et à libérer sa vue. Son «  regard  » s’ouvre et se plonge dans le noir un instant. Puis un autre passe, et le néant s’efface. Une pâleur point au fond du «  rien  ». Une lune lointaine scintille pour éclairer son chemin.

La silhouette tend ses bras vers elle, éblouie, comme pour s’en saisir, mais…

Elle tombe et chute

Pendant heures

Elle lutte

Pour tenter de s’accrocher

À l’astre esseulé

Qui s’éloigne sans cesse

À mesure qu’elle progresse

Vers où tout s’est terminé

Et où tout va recommencer

Elle a fini de tomber. Quelque chose l’a arrêté dans sa descente. La silhouette a heurté une surface meuble, douce, chaude. Elle s’y allonge et s’étire de tout long, soupirant de plaisir et de jubilation. Mais sans trop s’attarder sur cette sensation, elle décide de se remettre «  en mouvement ».

Sur ses jambes

Elle se redresse

Ses pieds caressent

Une herbe épaisse

L’air n’est plus froid ni chaud. La lune qui lui paraissait si lointaine semble s’être rapprochée. Elle émet une luminescence décuplée, comme si elle avait crû. La créature rit. L’espace d’un moment, elle a oublié ce qui suit. Mais cela lui revient. La lune se décuple, se dédouble. D’elle naît un astre plus chétif qui se met à croître aussitôt. Et de cette seconde lune s’en détache une troisième qui prend place à leurs côtés, dans le ciel noir dépourvu d’étoile. La créature ne tient plus en place. Ce qui vient maintenant est ce qui toujours la surprend.

La silhouette s’extasie

Les trois lunes sont là

Dans le ciel noirci

Elles retrouvent leur éclat

Le noir devient bleu

Et les lunes bien noires

Le monde couleur feu

Reprend son histoire

La silhouette est de nouveau là, sur la butte où elle attendait. Le sol est toujours rouge, mais les sables ont disparu. Les montagnes sont revenues, l’herbe a repoussé, les arbres ont reparu et le vivant est ressuscité. Ce monde autrefois mourant est maintenant régénéré, renouvelé, ravivé. Voulant profiter de ce spectacle éblouissant, la créature s’assoit dans l’herbe pour le contempler pleinement. À l’horizon, des essaims d’oiseaux fendent la canopée d’arbres immenses, des cris de fauves féroces résonnent à travers les plaines, le roucoulement des rivières et des fleuves retentit par-delà les montages et les forêts.

La créature n’aime rien tant qu’à voir la vie s’amorcer, mais elle sait que ce répit ne sera que de courte durée. Pour l’heure, elle se restaure et réfléchit à comment devenir plus forte. Dans quelques milliers d’années à peine, tout cela aura disparu. La terre s’assèchera, les oiseaux tomberont du ciel, les fauves mourront de faim et les eaux se tariront. Alors il lui faudra attendre ici même, sur les buttes de sable rouge, le moment où les cieux noirciront à nouveau et où il lui faudra parvenir à les toucher pour enfin obtenir sa délivrance.

Max Chevaugeon

17/05/2021