Les Accents têtus

Monsieur Ly

Monsieur LY a pris l’habitude de venir s’asseoir tous les jours vers 13 heures sur le même banc public du square Victor Hugo. Il aime l’endroit un peu à l’écart des regards et des gamins qui jouent au ballon.

Monsieur LY ne prend pas beaucoup de place sur le banc en bois peint en vert, comme dans sa vie. Il travaille dur, il mange, il dort sans vouloir déranger qui que ce soit, il se fait oublier.

Monsieur LY s’est senti fatigué ce matin, alors, il va s’installer et fer mer les yeux quelques instants, reprendre des forces et repartir au travail chez son cousin Monsieur WA, commerçant à qui il doit rembourser son billet d’avion.

Monsieur LY ne rêve jamais sur son banc. Son sommeil est trop profond, c’est une masse. Ces quelques instants de repos avant le retour dans la cave devant sa machine à coudre sont intenses. Il est comme hors du temps, hors de lui, il est dans une autre galaxie. Plus rien de l’atteint replié sur lui-même il s’est évadé de son quotidien abrutissant.

Pourtant si Monsieur LY le pouvait, il rêverait de sa femme et de son fils. Il les verrait lui sourire et courir vers lui.
Monsieur LY économise et bientôt il pourra les faire venir. Il en a parlé à son cousin Monsieur WA et ils vont s’arranger. Bien sûr, c’est un peu cher mais c’est le moyen le plus sûr de revoir sa famille.
Alors Monsieur LY est content, il tient bon et sera fier d’envoyer l’argent au pays pour le grand départ et les retrouvailles bénies des dieux.

Monsieur LY se réveille toujours à la même heure comme si son cerveau avait enregistré le temps de repos autorisé.
Monsieur LY déplie ses bras, ses jambes un peu engourdies. Il se lève et va rejoindre son poste de travail dans la cave du cousin Monsieur WA.

*

Il est 17 heures, il pleut et je suis seule. F. est parti.

D’habitude quand la boule au creux du ventre commence à se former, je réagis. J’allume la télé ou je prends un magazine je me concentre sur les images et au bout de quelques minutes la boule finit par se desserrer et à rentrer au fond de son trou noir. Mais ce soir je n’ai pas la force. Je vais la laisser faire. Il faut qu’elle grossisse. Je veux voir ce qui va arriver.

Plantée devant la fenêtre de la cuisine je suis comme tétanisée. Mes pieds sont enfoncés dans le carrelage froid, ma tête est vide, lourd est mon corps. Me voilà transportée comme dans la série des années 60 The Twilight zone, la quatrième dimension, où l’absurde se mêlait à l’angoisse, le fameux voyage aux confins de la réalité au bout de la peur irraisonnée.

Incapable de bouger mon regard se fixe sur cette pluie qui au lieu de laver la crasse, salit les murs blancs de nos maisons. Les gouttes claquent en rafale sur les carreaux. Le vent mauvais soulève les sacs plastiques et autres saletés qui vont finir crucifiés aux grilles et aux branches des arbres. On les verra encore mieux demain devant nos yeux.

Le ciel noir épais derrière la barrière des HLM m’oppresse. Il n’annonce rien de bon un nouveau déluge sûrement. La nuit s’est abattue d’un coup sur la ville, les oiseaux se sont cachés depuis longtemps, pas de vie dans les rues. Seules quelques voitures grises, uniformes par le manque de clarté roulent les phares allumés. Même ce jaune est fade lugubre comme les vieux réverbères.

Le bus 127 roule aussi, son poids fait vibrer les vitres. Il va s’arrêter au coin de la rue. Seul un homme descend. Il marche lentement, cramponné au manche de son parapluie noir. Tout est noir chez cet homme, sa veste, son pantalon, ses chaussures, ses cheveux seul un point blanc est visible sous son menton, sa chemise sûrement.

Je le vois mieux maintenant car il s’est arrêté en face et regarde dans ma direction. Ce visage, cette allure me rappelle quelqu’un mais je suis engourdie, réfléchir me fatigue. Il reste pourtant là cet homme sans bouger lui non plus, sur le trottoir d’en face sous la pluie battante. Enfin il tourne le dos et s’en va. Sa démarche saccadée, rapide me réveille de ma léthargie, c’est Monsieur LY que j’apercevais cet été au square Victor Hugo.

Je me secoue, j’ouvre la fenêtre, j’appelle «  Monsieur LY, Monsieur LY !!!.
Il ne se retourne pas. Il ne s’appelle pas Monsieur LY, je lui avais donné ce nom, c’est un inconnu.
On s’est seulement retrouvé dans cette communion de solitude universelle.

*

La pluie cessa enfin et le cours de la vie reprit. Les angoisses de la solitude se dissipent toujours avec le début des beaux jours. Elles font place, pour un temps, aux projets de sortie et des vacances prochaines avec l’espoir de nouvelles rencontres.

J’oubliais le petit monsieur habillé de noir, et l’histoire de sa vie que j’avais inventée par jeu ou par ennui.
Tout allait très bien en ces temps jusqu’au jour où je trouvais dans la boîte aux lettres une enveloppe bleue adressée à mon nom oblitérée d’un timbre venant de Chine. Chose encore plus curieuse, en l’ouvrant l’enveloppe était vide mais une odeur inconnue, pas désagréable mais persistante comme un mélange de feuilles séchées un peu rance, s’en dégagea. Cette odeur me collait à la peau, j’avais beau me laver et me relaver les mains, elle ne me quittait pas. Etait-ce dangereux ? Qui s’amusait ainsi ? La plaisanterie n’était pas drôle et je voulus brûler l’enveloppe pour m’en débarrasser au plus vite et à tout jamais. Mais elle résista au feu des allumettes, mon nom s’effaça et laissa place aux lettres DI GU PI en majuscules noires bien visibles sur le fond bleu. Prise de panique, je jetais en boule cette bizarrerie dans la poubelle extérieure en maudissant l’expéditeur.

Quelques jours plus tard une autre enveloppe bleue fut déposée par le facteur. Même provenance, même destinataire, même vide intérieur, même odeur inconnue. Après une longue hésitation je ne résistais pas à la curiosité de renouveler l’expérience du feu. Comme la première fois, mon nom s’effaça et apparurent les mêmes lettres DI GU PI bien noires. Cela devait vouloir dire quelque chose, rien que je connaisse en tout cas. Je fis donc des recherches sur internet. J’appris que DI GU PI est le nom chinois du lyciet de chine dont les fruits sont appelés Goji, les baies de goji. Cette plante utilisée en médicine traditionnelle chinoise pour renforcer le système immunitaire et idéal pour rester jeune. L’image de Monsieur LY me revint aussitôt en mémoire.

Alors ce mystérieux message anonyme n’était pas une menace mais au contraire une invitation à prendre soin de soi. L’enveloppe odorante était parfumée aux feuilles du lycIet J’en suis sûre c’est encore mon inconnu du banc, c’est lui Monsieur LY mon ami muet. Il a dû aller en Chine chercher sa famille et il m’avertissait par message codé ne parlant pas ma langue, des problèmes de santé liés au coronavirus qui commençait à se répandre dans sa patrie.

Où que vous soyez, qui que vous soyez, merci Monsieur LY.

Martine Perrin-Fornara

Nouvelle fantastique

24/03/2020