Les Accents têtus

Un rêve de George Perec

C’est le 8 avril 1978 à 23h14 que Georges Perec mit un point final à son roman de 657 pages, sans compter les annexes, « La vie mode d’emploi ». Il bailla, s’étira, fourragea dans sa crinière hirsute et entreprit de compter les dernières cigarettes qui lui restaient avant la réouverture du tabac le lendemain à 8h30 au coin de la rue Linné et de la rue des Boulangers. Il y en avait exactement 11, un peu juste, mais ça irait. Il en alluma une qui lui arracha dès la première bouffée une toux rauque, ouvrit la fenêtre et s’y posta comme chaque soir pour compter le nombre de stations que ferait le chat en passant sur le muret de la cour entre les deux arbustes qui bordaient l’espace entrevu depuis son bureau quand il y était assis. Curieux, pas de chat ce soir… Quelque chose n’allait pas. Il décida de faire un somme, et laissant la fenêtre ouverte, s’allongea comme chaque soir sur le petit lit de son bureau pour un bout de nuit car il dormait peu.

Très vite, Perec s’endormit. Il se retrouva enfant dans la rue de l’Atlas un jour de neige faisant des glissades sur le trottoir avec les autres gosses du quartier. Il y avait Pierre, Nathan et peut-être Maurice, d’autres encore qu’il ne connaissait pas. Une sensation pénible le fit se retourner en plein dans une courbe qu’il amorçait avec brio, il constata qu’il était seul, les autres avaient disparu. Il leva les yeux et vit que le ciel de Paris était un puzzle rouge sang où nombre de pièces manquaient. Un sentiment d’urgence s’empara de lui, il fallait les retrouver, il s’élança en courant mais sa glissade s’acheva en envol. Surpris et inquiet, voici qu’il planait au-dessus de Paris. C’était beau cet agencement de rue rectilignes et tous ces cubes d’immeubles imbriqués qui étaient si petits vus d’en haut et demeuraient pourtant si fiers et sûrs d’eux. La rumeur de la ville lui parvenait étouffée, l’air était frais, il avisa l’Arc de triomphe et se dirigea vers lui. En approchant il entendit des crépitements qui semblaient venir de la rue Simon Crubellier, voulut descendre un peu pour voir ce qui se passait par là mais un nuage de fumée âcre l’enveloppa, lui envahit le nez et la gorge, lui attaqua les yeux.

Pérec se réveilla, bondit sur ses jambes et réalisa que son matelas avait pris feu ! Il arracha le matelas du lit, le retourna et le jeta sur le parquet, se précipita dessus et le piétina avec vigueur pendant 7 bonnes minutes avant de constater qu’il était parvenu à éteindre le 143ème feu de matelas que sa tabagie avait provoqué depuis sa première cigarette en 1946, à l’âge de 10 et 3 mois, lorsqu’il avait compris que la disparition de ses parents était irrévocable. Il éclata d’un grand rire joyeux et victorieux.

Nathalie

13/07/2018