Les Accents têtus

Mamie dreadeuse

Fernand, mon gars, aujourd’hui, 18 mai 1931, si tout se passe bien, tu quittes enfin les bancs de l’université pour entrer de plain pied dans le monde de l’archéologie. D’accord, t’es pas encore Champollion ou Mariette mais faut bien commencer quelque part et assistant du docteur Champagnac c’est plutôt un bon début ! Même si on en a pas entendu parler depuis quinze ans, son palmarès vaut le détour. Ho la tête de ce vieux vachard de professeur Deharo ! Il en revenait pas que j’ai décroché cette entrevue. Ah il en a fait du chemin le Fernand ! Des champs paternels à trifouiller dans les vieux casques romains à ce peut-être futur poste d’assistant d’une pointure de l’archéologie, pas grand monde y croyait … pas même moi à vrai dire. Mais ça y est !

Bon, il est midi trente, j’ai rendez-vous à treize heure, j’ai déjà réussi à pas être en retard et puis ça me laisse un peu de temps pour faire le tour du quartier avant d’y aller. La journée est belle, ce serait dommage de pas en profiter… Mais qu’est-ce qu’elle fait celle-là ?
–  Attention Madame !
Mais elle est folle de traverser comme ça ! Heureusement que le camion a freiné. Ça l’arrête pas en tout cas, elle fonce.
–  Madame ? Madame ! Il faut faire attention quand vous traversez. Si le camion vous avait percuté, on vous aurait retrouvée éparpillée aux quatre coins du carrefour. Hé, vous m’entendez ? Madame ? Vous êtes sourde ou quoi ?
Incroyable ! J’essaie de lui sauver la vie et elle ne m’écoute même pas. Non mais regarde moi ça, t’es maigre, t’es sale, tu pue à dix mètre. Ça doit faire un bail que tu traînes dans les rues. Oh, et puis ces cheveux ! Jamais vu ça, ils sont tellement crottés qu’ils sont tout collés, on dirait de grosses queues de rat. Et qu’est-ce que t’es maigre ma pauv’ vieille, toute rabougrie. Faut manger, je sais que les temps sont durs mais faut pas se laisser dépérir pour autant. Mais qu’est-ce que tu cavales ! Pas possible d’avoir autant d’énergie dans un corps aussi chétif. Au diable la visite du quartier, elle m’intrigue cette mamie, observons.

Tu prends par le parc ? D’accord, va pour le parc. Ah ? Non, d’abord, passage par les poubelles. T’as raison, faut rien laisser perdre. Aïe ! Le camion passait encore mais si elle commence à s’engueuler avec les deux poivrots, ça va pas se être pareil. Oh non, non, non ! Lui tire pas la moustache, il va t’arracher la tête ! … Ah ben non, on dirait que tu les connais. Le gros balèze rit de bon cœur, t’évites le pire. C’est quoi ce bruit ? Le quartier est un asile de fou ma parole ! La copine du gros se met à hurler comme une damnée et toi tu supportes ça sans sourciller, le regard dans le vide. Tu serais pas sourde par hasard ? Mouais, sourde ou habituée.
Mais regarde toi … t’as que la peau sur les os. Et ces cheveux … Je suis pas bégueule mais on peut pas supporter, ça doit être plein de poux ! Si tu prenais un bain de temps en temps, je dis pas, mais c’est manifestement pas une habitude chez toi. Allez Fernand, vois ça comme un site à fouiller, essaie de voir en dessous des apparences. D’abord, les cheveux, j’arrive pas à penser à autre chose. Ils sont sales mais ils sont plutôt beaux … avec beaucoup de savon certes mais t’as de beaux cheveux blancs et épais comme la mémé Bouissou. La mâchoire est forte, le front haut, les pommettes saillantes. Mais quelle crasse ! Tu fais peine à voir.

Allez, ça redémarre. Tu pars où maintenant ? Ça va être coton de te suivre, tu pars dans tous les sens. Bon, le parc finalement. Tu bouges comme si t’avais le diable au corps. Il est joli ce parc. Mais qu’est-ce qu’elle galope ! Pourquoi t’es si pressée tout d’un coup ? Merde, elle fait demi-tour ! Faire comme si de rien n’était. Pourquoi elle s’arrête devant moi ? Ah, elle a trouvé quelque chose. Discrètement regarder … Qu’est-ce qu’elles ont de particulier ces roses ? Ah d’accord, donc t’alterne les phases d’hyper-activité et les phases d’apathie extrême. Mais tu fais un duel de regard avec les rosiers ou quoi ? Les gens regardent … ça devient gênant, tu crées un attroupement. Mais bouge ! Tout le monde te regarde ! Les gens se moquent de toi et tu t’en fous, une vraie statue grecque. La rue enlève toute trace de dignité, c’est incroyable. Regarde moi ces bourgeois qui se moquent de toi. Et ces petits cons qui te collent des trucs dans les cheveux et toi qui te défends pas … Bon, j’ai compris.

-  Dis donc gamin, on t’a jamais appris qu’il fallait respecter tes aînés ? 

-  Ça va, on s’amuse m’sieur. Et puis ça la dérange pas la vieille folle. 

-  Et t’aimerais qu’on te fasse la même chose ? Allez, foutez-moi le camp toi et tes 
copains. 

-  Et t’es qui pour me demander ça ? 

-  Je suis qui ? Celui qui va vous coller une tournée de coups de pied au cul si vous 
décarrez pas fissa ! 

-  Vieux con ! 
C’est ça, courrez. Tant que vous la laissez tranquille … Ben elle est passée où ? Ah, là ! Direction le terrain de jeu des gamins. Ah non, t’as changé d’avis, c’es le carrousel qui t’intéresse … ah non, le terrain de jeu … le … le buisson ?! Bon, tu vas où ? Le terrain de jeu. Le carrousel. Le terrain de jeu. Le buisson de nouveau. Terrain de jeu. Carrousel. La sortie ? Ça commence à bien faire ! Si tu te décides pas , je prends le large moi … Pourquoi je te suis d’ailleurs ? … Mais pourquoi tu frappes ce buisson ? Bon dieu, tu vas arrêter ? Tout le monde te regarde ! Encore mieux ! Les fleurs maintenant ! Mais qu’est-ce qu’elles t’ont fait ? Pourquoi tu sautes à pieds joints sur les rosiers ? C’est complètement con, tu vas te faire mal en plus ! Oh non ! Les gardiens qui débarquent ! Ça va pas louper, ils vont te 
virer manu militari ! Ah ? Non. Ils font même pas attention à toi ? Mais t’as une veine de pendue, c’est pas croyable ! N’empêche, maigre comme t’es, comment tu fais pour bouger comme ça ? Ça doit conserver la rue. Manifestement, t’as décidé que les rosiers avaient assez payé pour leur offense, il est temps de passer au niveau supérieur, c’est au tour du bec de gaz d’en prendre pour son grade, ben voyons. Tu me diras, il l’a certainement mérité … Ah, j’ai parlé trop vite ! Le rosier devait bouger encore, t’as raison, mieux vaut achever l’ennemi.
Finalement c’est le terrain de jeu qui te tente. Voyons voir ce que tu vas encore trouver. Zut ! C’est plein de mômes ! Je t’en supplie, laisse les tranquilles. Non ! Pourquoi il a fallu que tu mettes un coup de pied dans ce cerceau ? Oh la la, la petite va pleurer et ça va ameuter tout le monde.

–  Non mais ça vous prend souvent de casser les jouets des enfants ? Vous êtes folle ou quoi
Et c’est le retour de la catatonie. Je peux quand même pas te laisser comme ça.
-  Madame, permettez-moi de vous présenter mes excuses, ma grand-mère n’a plus toute sa tête et il lui arrive d’avoir un comportement pour le moins étrange. 

-  Eh bien dans ce cas là Monsieur, faites en sorte de l’éloigner des enfants ! Elle est dangereuse ! 

-  Dangereuse, n’exagérons pas Madame. Elle n’a pas touché votre enfant tout de même. 

-  Ouiiiiin !!!!
Oh putain ! J’ai parlé trop vite. 

-  Alors là c’est le pompon ! Je vais chercher les gardiens ! Viens ma chérie, on s’éloigne de la vilaine dame. 

-  Je suis vraiment désolé Madame ! … Bon, il faut s’éloigner maintenant et vite. Vous ne voulez pas vous faire arrêter, hein ? Mais qu’est-ce qui vous a pris de mettre un coup de pied à cette gamine, vous voulez des ennuis ou quoi ? 
Et la voilà qui repart, tranquillement, sans se presser et toujours en m’ignorant. Je te comprends pas ! Tu tabasses des fleurs, des lampadaires, des enfants, mais t’es un monstre ou quoi ? Faut vraiment être cintrée. Et moi qui te suis comme un imbécile, qui essaie de te défendre, je dois pas être bien sain d’esprit non plus. Regarde moi ça, t’es attifée comme un as de pique. Ah tu m’en fais une dame ! Godillots à la semelle qui claque, pantalon et pull d’homme et on dirait que tu viens de ramoner une cheminée en plus de ça. Malgré tout t’as une forme de grâce dans ta façon de bouger, c’est étrange. Tiens, le retour de la statue. On peut pas se le permettre là, la maman en colère va pas tarder à revenir avec les gardiens.



–  Madame, je ne sais pas si vous m’entendez mais vous devez partir et vite. Les gardiens vont revenir peut-être même accompagnés d’un agent, faut pas rester là.
Elle redémarre, c’est bon. Mais … Je rêve ou elle m’a regardé ? Je suis presque certain d’avoir perçu un petit sourire. Non mais elle se fout de moi ?! Elle s’engueule avec les cailloux maintenant ? Et c’est quoi cette langue ? Ça veut rien dire « Hafougna, hafougna gna » ! Et les corbeaux prennent leur dose eux aussi, ben voyons, pourquoi pas. Heureusement ça dure pas, elle se dirige enfin vers la sortie du parc. Je ferais mieux de dégager le plancher, à la suivre, il m’arrivera rien de bon … … … Mais elle m’a souri ou pas ? Tant pis, faut que j’en ai le cœur net. Ben elle est passée où ? C’est quoi ce ramdam dans la rue ? Elle engueule les clients du café maintenant ? Mais elle veut mourir, c’est pas possible. Et le patron qui sort. Et c’est une armoire à glace en plus ! Je peux pas la regarder se faire ratatiner sans rien dire … Il lui demande calmement de partir ?! Elle s’arrête ?! J’y crois pas …

T’as un géant devant toi qui ne t’écrase pas comme une mouche alors que tu insultes sa clientèle, tu lui colle un coup dans le tibia et il ne s’énerve pas ?! Mais t’as un ange gardien, c’est pas vrai. La voilà qui balance des cailloux aux canards … Ça devrait au moins me laisser le temps de poser deux ou trois questions au cafetier.

-  Excusez-moi Monsieur, vous connaissez cette dame ? 

-  La p’tite mamie là ? Ça fait environ un mois qu’elle traîne dans le quartier. Un peu 
bizarre mais pas bien méchante. 

-  Je vous avoue que j’ai eu un peu peur pour elle quand elle a commencé à agresser 
vos clients. Je vous ai trouvé remarquablement calme au vu des circonstances. 

-  Vous savez, ça anime un peu le quartier et puis depuis qu’elle a commencé ses esclandres, ma clientèle grossit, ça fait du spectacle alors on la laisse faire. Elle se 
calme vite et puis je vais quand même pas taper sur une p’tite vieille. 

-  En tout cas, elle a de la chance de tomber sur quelqu’un comme vous. Vous savez où 
elle est passée ? 

-  Vous la suivez ou quoi ? 

-  Un peuoui,ellem’intrigue.Ladernièrefoisquejel’aivue,ellejetaitdescaillouxaux 
canards du canal. 

-  Ben regardez, elle est derrière vous, vers le haut de la rue des récollets. 

-  Merci beaucoup et bonne journée ! 
Qu’est-ce qu’elle regarde maintenant ? Elle va faire quoi ? Jeter un pavé dans la vitrine ? La casser à coups de pied ? Se jeter dedans ? Cracher dessus ? Rentrer dans la boutique et y mettre le feu ? Une boutique de jouets ?


–  Bonjour Madame.
-…
- Il est peut-être temps pour moi de me présenter. Fernand Claverie. Je vous suis depuis la Gare de l’Est. -…
–  Oh ne vous inquiétez pas, je ne vous veux aucun mal, au contraire. Je ne sais pas si vous vous rappelez, j’ai fait fuir les petits voyous qui vous harcelaient dans le parc et j’ai tenté de calmer la maman de la petite fille que … vous avez fini par frapper. J’ai aussi tenté de vous prévenir qu’il y avait un camion lorsque vous avez traversé la rue avant d’entrer dans le parc.
– …
- Dites, vous m’entendez ?
-…
- Je sais que vous n’êtes pas sourde, vous avez attaqué un corbeau parce qu’il croassait. -…
–  Mais vous êtes exaspérante à ne pas répondre comme ça ! Hé ho ! Y a quelqu’un ? -…
- Hé je vous ai vu sourire ! Vous m’entendez ! Faites pas l’innocente, je sais que vous m’entendez ! -…
–  Vous voulez me rendre fou c’est ça ?
-…
- Laissez-moi deviner, vous êtes méchante avec les enfants, vous restez à fixer ce magasin de jouet, vous avez un comportement agressif avec tout le monde. Vous
avez perdu quelqu’un n’est-ce pas ? Un petit enfant. -…
-  Oui, je vois dans vos yeux que j’ai touché juste. 

-  Mfffff … 

-  Quoi ? 

-  Hi hi hi hi hi hi hi. 

-  Non mais vous vous foutez de moi en plus. 

-  Ha ha ha ha ha ha ha … 

-  Alors moi j’essaie de vous aider et voilà comment vous me récompensez, en vous 
foutant de moi. Vous êtes une vieille bique ! 

-  Et vous, vous êtes naïf. 

-  Ah vous parlez maintenant. Hé, partez pas ! Où vous allez en courant comme ça ? 
Vous croyez que vous allez me semer aussi facilement ? 
Mais elle galope la bougresse et elle connait les chemin. Je vais l’avoir, je vais l’avoir. Mais qu’est-ce qu’elle fait ? 

–  Le camion !!!
Ah la vache ! Elle est passée et je la perds. J’aimerais quand même bien savoir pourquoi elle s’est foutu de moi tout du long comme ça … Tant pis. Et en plus il est treize heure quinze ! Pour une fois que j’étais en avance, il a encore fallu que je me mette dans le pétrin. Allez, vite ! Direction la rue des Vinaigriers.


Bel immeuble. C’est curieux cette moue qu’a fait la concierge quand je lui ai demandé l’appartement du docteur Champagnac. J’espère que je ne tombe pas chez une acariâtre. Bon, j’y suis, frappons.

-  Entrez ! 

-  Heu … B- Bonjour. Je suis Fernand Claverie. Nous avons rendez-vous. Je viens 
postuler pour le poste d’assistant. 

-  Oui, oui, installez-vous. Je viens juste de rentrer, je finis de me préparer et je suis à 
vous. Allez m’attendre dans la bibliothèque.
C’est curieux, cette voix me dit quelque chose. Et ces godillots, ces vêtements sales … 

-  Bon, je vois que vous m’avez finalement retrouvée. Pour la suite des évènements, il faudra être capable de courir un peu plus vite mais j’ai comme l’impression qu’on va faire une bonne équipe vous et moi. 

-  Vous ! 

-  Oui. J’ai meilleure mine les cheveux lavés, non ? 


Thomas

27/11/2014