Les Accents têtus

L’horizon

Il faisait noir… Aucun doute, c’était la nuit… Une nuit sans lune…
Mais, Ibo ne parvenait pas à s’endormir.
Il se retournait dans son lit, à droite, à gauche… tantôt il avait froid, tantôt il avait chaud… Une idée noire s’était faufilée dans son esprit.
Cette idée que demain serait une montagne impossible à franchir…
Il n’entendait plus un bruit. Toute sa famille devait être couchée… Cette nuit s’annonçait blanche.
Malgré sa petite chambre, Ibo n’arrivait pas à distinguer les coins de la pièce tant il faisait noir.
C’est peut être ça la solitude.
Dire que son professeur de français avait essayé de lui faire apprendre ce nouveau mot toute l’année! Un jour il lui avait dit que c’était une chose qui vous prend sans prévenir, et qui vous emporte. Sauf que lui avait été prévenu… Maintenant, il savait qu’il allait rester tout le temps tout seul… Décidemment, ce redoublement lui en faisait voir de toutes les couleurs…
Il décida de sortir de son lit pour aller boire quelque chose dans la cuisine.
Il sortit et ferma la porte, quigrinçait. Il avança, les couloirs étaient sombres et inquiétants…
Son pas s’accélairait, et le bruit résonnait de toute part… Soudain, il crut voir une lueur… Il s’écarta brusquement; avant que tout ne redevienne noir…
Arrivé à la cuisine, Ibo saisit une brique de jus de fruit avant de retourner dans sa chambre, son nid, son refuge. Il commença à boire une fois là-bas, mais le liquide prenait un goût amer quand il repensait à ses amis qui partaient au lycée, et lui qui restait là…
Il voulait dire à ses profs qu’ils ne comprenaient rien, qu’il était juste différent…
Il voulait avoir le courage de parler à ses parents, de leur dire la vérité…
Mais si dans sa tête tout était clair, il savait que sur ses lèvres, les mots ne feraient que s’emmêler…

Il sentait son univers basculer, mais il avait peur que ça ne se passe pas comme il le prévoyait…
Pour la première fois, il sentait le tournant de sa vie dépendre de lui, et uniquement de lui…
Seul, dans sa chambre, alors qu’il faisait tard, il répétait…
Dans sa tête se tournait le film de tout ce qui lui était arrivé… il n’y croyait pas… puis, il lui revint à l’esprit ce redoublement, et le fait que si il se ratait, cela reviendrait à un retour en arrière. Et Ibo n’en avait aucune envie…
Il essayait sans relâche de faire quelque chose, de se prendre en main, mais n’avait pas l’impression d’obtenir un quelconque résultat.
Et constater la présence de ce vide le terrifiait plus qu’autre chose.
A bout de ces réflexions et de la chaleur de ce mois de juin, Ibo tomba à la renverse sur son lit.

Puis, alors qu’il avait les yeux fermés, il perçut une lumière.
Il souleva discrétement les paupières, et là, dans sa chambre, il la vit.
Une étrange créature dont les pupilles luisaient et qui illuminaient toute la pièce, et dont le crane était si lisse et semblait si fin qu’on aurait cru pouvoir voir à l’intérieur. Son corps était mince, et on aurait dit que des câbles le reliaient… Cependant, il était couvert d’écailles et il sortait de sa nuque des épines.
La créature criait. Ibo percevait une voix, mais elle lui semblait à la fois très vague et très lointaine… cependant, elle se rapprochait, menaçante, et continuait de hurler, de plus en plus fort.
Ibo entendait à présent, elle semblait dire: "C’est pas possible! T’es pas possible!"
Elle continuait d’avancer et arrivait tout près du lit… Ibo s’apprêtait à hurler quand…
tout s’arrêta. La créature avait disparu….
Il se retrouva, en sueur, haletant, à moitié sur lit, à moitié par terre, avec une affreuse migraine et l’estomac en compote…
Lentement, il se leva et alla ouvrir les rideaux…
Il faisait jour…
En regardant par la fenêtre, Ibo pouvait voir tout son quartier… Des rues sombres aux grandes avenues qui sillonnaient sa banlieue.
Il habitait en cité, et chaque matin, lorsqu’il ouvrait sa fenêtre avec un brin d’espérance, il sentait une vague de désespoir l’envahir, devant ce panorama de gris.
Il espérait qu’un jour, ce serait un autre paysage qui l’accueillerait, le recueillerait. Un paysage éclatant de couleurs. Un paysage vaste. Un paysage dessinant un autre horizon. Une autre destination…
Mais ça n’arrivait jamais…
Toujours, il était déçu. Et cette fois encore, il était déçu.
Ibo ramassa son sac, y fourra ses cahiers, toujours en proie à cette migraine.
Dans la cuisine régnait un silence complet.
Il quitta la maison pour se retrouver dehors, en hiver, avec les articulations gelées.
Sa journée au collège se passa à peu près comme les autres: une journée de sommeil à une différence; cette question de ce qui s’était passé pendant la nuit…
Ibo était perdu.
Quand il rentra chez lui, pas de bruit, enfin, à part Aria et Ilem qui jouaient et Nylan qui devait encore être en train de s’engueuler avec son petit ami, mais bon, ça, pour Ibo, c’était le silence.
Il se dirigea vers le salon, posa son sac et s’affala sur le canapé. Alors qu’il s’apprêtait à attraper la télécommande sur la table basse, il remarqua les bouteilles de verre vides posées là. Il soupira. C’était encore son père.
Ibo gardait des souvenirs marquants de ces moments là, où il voyait la folie prendre le dessus sur la raison…
Mais personne n’en parlait.
Qui sait, c’était peut être pour cela que lui non plus ne disait rien, avec tous les secrets enfouis que conservaient la famille…
Ibo gagna vite sa chambre. Il ne se sentait pas à l’aise au salon. Il sentait trop ses parents. Il sentait trop sa mère… Il lui rappelait trop.
Mais si il s’y sentait plus en sécurité, Ibo ne travaillait pas plus dans sa chambre.
Il avait l’impression qu’on faisait tout pour le dégouter du travail, que c’était un terrible complot collectif qui se resserrait autour de lui. Il avait l’impression de ne pas pouvoir lutter, et qu’on lui avait volé les mots dont il avait besoin pour se défendre. En fait, il se rendit compte qu’il n’avait jamais eu ces mots…
Ibo se coucha sans avoir parlé à quiconque de son redoublement. La nuit se passa parmi les plus normales, sans que le monstre ne refit surface. Mais tant la précédente lui martelait l’esprit, qu’Ibo n’arriva même pas à dormir en cours, même si, pour autant, il n’écoutait pas.
Seuls les mots précédant la récréation, prononcés par le prof de français, le ramenèrent à la vie réelle :
« Vous me ramènerez donc cette définition pour demain… Allez, bonne récré, on se retrouve juste après ! ».
Ibo souffla. Il n’avait pas de dictionnaire chez lui; et l’ordinateur n’était pas vraiment disponible. En plus, il n’avait aucune idée de ce qu’était un "pédopsychiatre". Ce serait encore une croix de plus.
Il passa la récré à se fondre dans la foule, à se fondre dans le groupe… Sans parler.
Une fois chez lui, Ibo repensa à ses devoirs de la semaine. Il y avait quelque chose qui le gênait : cette rédaction à rendre, sur la solitude.
Il n’avait pas envie de l’écrire. De mettre sur un papier ce qu’il pensait. De remettre à un inconnu des mots qu’il souhaitait écrire, des mots intimes, qui allaient se révéler sans sens.
Toute la semaine passa sans qu’il n’écrive une ligne, quand, la veille au soir, devant sa feuille, le stylo glissa.

"La solitude est un moment où on se sent seul.
On se sent envahi par la tristesse, mais on ne peut pas l’arrêter.
C’est comme une maladie qu’on peut pas arrêter, parce qu’il n’y a pas de médicaments ou de vaccin contre.
C’est comme être dans le groupe, mais pas être dedans. C’est comme une vie, mais sans plaisir.
C’est comme de l’eau: c’est fade…"

Le professeur d’Ibo était un fana de rédactions. Il en faisait faire en permanence, à qui voulait et ne voulait pas.
Bien. Vous aviez un travail à faire pour aujourd’hui, non? Qui veut me proposer son écriture? Ibo par exemple?
L’autre Ibo aurait protesté, celui que le prof croit connaître. Il se serait plaint. Il aurait râlé.
Sauf que celui qui est là se lève. Sauf que celui là lit son texte d’une voix claire.

A la fin du cours, Ibo est appelé au bureau :
« Tu sais, ce travail était très bien
… Merci, grommela t-il.
Il y avait de très belle idée, de très belle tournure de phrase. Viens demain à l’atelier, pendant la pause. On pourra peut-être améliorer ton texte ensemble?
D’accord, répondit Ibo, hésitant… »
Ibo n’arrivait pas à se glorifier. Il n’arrivait pas à évaluer son texte, car ne lisant presque rien, il ne pouvait pas le comparer.
En fait, le commentaire de Monsieur Maton lui paraissait presque ironique. Mais il n’arrivait pas à se concentrer sur demain, une seule chose l’obsédait; la nuit…
Pourtant, aucun phénomène particulier ne s’y produit. Elle passa normalement…

Le lendemain, pendant la pause, Ibo ne sentait pas bien. Son professeur l’avait conduit dans une salle où se tenait un atelier de français de sa composition.
Si tous avaient des facilitées, Ibo était lui en difficulté.
Il s’assit à une table où Monsieur Maton vint lui faire tous ces commentaires. Il répétait sans cesse; "Tu comprends, ce qu’il te manque, c’est le vocabulaire".
A la fin du cours, quand il descendit, il était attendu…
"Bah alors, le fayot, t’étais où ? Tu faisais quoi ?
Moosieur fait de l’écriture, hein ? Moosieur est l’chouchou du prof de français, hein ?
Non, mais c’est pas ça…
C’est quoi alors ? Et tu retires ta capuche quand tu m’parles !
Ibo a peur. Ibo essaie de partir.
Où tu vas?"
Yvan pousse Ibo. Ibo tombe. La bande donne des coups de pied et part dans un éclat de rires.
Quand il est seul, Ibo se lève. Pendant qu’il marche, il se rappelle les paroles de son prof :
"Bon, alors demain, rendez vous demain une heure avant le début des cours. Je compte sur toi, ok?"
Il ne savait plus quoi faire. Il avait mal partout. Son dos le faisait souffrir tant il avait encaissé de coups.
Oh, et puis c’est décidé, il n’irait pas!
Durant toute la journée, durant tout le trajet jusqu’à chez lui, durant tout le passage dans le couloir, il se retint.
Une fois dans sa chambre, il n’en pût plus. Les larmes qu’il avait conservées dans le plus profond de ses yeux dégoulinaient à présent sur ses joues. D’un revers de main, il les essuya; quelqu’un tapait à la porte.
Il répondit un "Oui ?" plutôt mou.
Une femme entra. Elle avait de longs cheveux bruns et des yeux bleus foncés qui rappelaient la couleur des océans. Ces mêmes yeux qui avaient dû séduire tant d’hommes… Sa peau était basanée et parsemée sur le visage de quelques grains de beauté.
Elle était magnifique.
"Salut mon chou. Ca va?
Moui.
Bah alors, on dit même plus bonjour à sa maman?
Si, si, répondit il.
Alors, quoi de neuf?
Rien de spécial et toi? questionna t-il par politesse, sans attendre de vraie réponse.
Hé bien, je viens t’annoncer une nouvelle: la fille d’une de mes amie d’enfance a été admise dans un lycée à Paris pour la fin de l’année, et l’adresse la plus proche qu’elle connaisse est à des kilomètres d’ici, alors je lui ai proposé de venir s’installer chez nous. Elle arrive dans 3 jours et dormira dans la chambre d’Adèle. Ok?
Ok.
Tu… Tu me promets d’être gentil avec elle?
Oui, oui.
Merci mon chou."
Sur ce, elle quitta la pièce. Ibo aurait aimé l’empêcher de partir. Ibo aurait aimé la retenir. Ibo aurait tout aimé, sauf qu’elle parte.
Le lendemain, lorsqu’il sort de sa salle de classe, Ibo fait tout pour éviter son prof et pour ne pas l’entendre l’appeler.
Lorsqu’il ferme la porte, il pousse un soupir de soulagement.
Il s’écoule ainsi le jour suivant. Et celui d’après…
Mais cette fois, lorsqu’il rentre, Ibo n’est pas seul dans le salon…
Sur le canapé, penchée sur la table basse, au-dessus d’une pile de cahier et le stylo à la main, il y a une jeune fille qui étudie.
Elle a les cheveux blonds bruns, tressés de côté, et des yeux verts. Sa peau blanche parait aussi douce que du taffetas.
Sa main glisse sur le papier avec une facilité impressionnante : sans jamais faillir ni s’arrêter, elle parcourt la page et griffonne de bleu le papier vierge.
Aucun doute: elle travaillait. Un sourire de côté, discret, illuminait son visage.
Un peu intimidé, Ibo esquissa un discret :
"Salut"
Tout à coup, de rendant compte de sa présence elle répondit en levant le nez de ses cahiers :
"Ah, salut. Excuse, je t’avais pas vu. Tu dois être Ibo, je me trompe?
Non, c’est moi. Et toi, t’es…?
Felane, moi c’est Felane."
Ibo, ne sachant pas quoi dire d’autre, se tut. Il se rappelait vaguement une discussion avec sa mère où celle-ci l’aurait averti de l’arrivée d’une fille de son âge… pour les études.
Un peu gêné, il se dirigea vers sa chambre, où il s’allongea sur son lit. Durant toute la soirée, Felane continua d’étudier, sans s’arrêter.
Le soir, sous sa couette, il repensa à cette créature. Il repensa à son père. Il ne pouvait s’empêcher de les associer. Il ne pouvait s’empêcher d’associer l’alcool à la folie…

Le lendemain matin, lorsqu’il arriva au salon, Felane était déjà là, à travailler.
Il articula sans réfléchir:
"Tu t’arrêtes jamais de bosser, toi?
Oh non, pas le temps. Trop de travail.
T’as autant de boulot que ça?"
Elle leva les yeux.
"Non. Mais j’m’applique. Parce que j’suis dans la banlieue, mais j’veux pas finir là-bas. C’est comme un piège, tu sais… Et puis parce que j’veux pas donner l’illusion à mes profs de Paris que j’vaux pas la peine d’être là-bas."
Ibo avait l’impression de comprendre mieux que personne ce discours.
Felane ne souriait pas. Felane ne souriait plus. Elle y croyait, et elle voulait qu’on la croie.
Sur le chemin, il était songeur. A la fin de son cours de français, il alla voir son prof, bredouilla des excuses maladroites et lui demanda s’il pouvait revenir aux ateliers. Monsieur Maton, content, accepta avec joie et oublia même de le sermonner.
La semaine fila comme un rêve éveillé, où Ibo avait l’impression de se reconstruire. Mais si dans les cours il était plutôt content, dans la cour, il faisait tout pour se cacher et se fondre dans la masse.
A la maison, il avait sympathisé avec Felane. Cette dernière lui filait parfois des coups de mains, mais si Ibo s’améliorait, la différence de niveau restait marquante.
Cependant, il persévérait, et particulièrement en français, pour arriver à exprimer ses sentiments.
Parfois, il se demandait s’il faisait ça pour lui ou pour Felane. Felane, son soleil, son paradis sur terre. Elle était sa source, son rayon de lumière où il puisait toute son énergie.
Dans son rire, son visage concentré, ses cheveux au vent… Chaque moment passé ensemble restait gravé dans sa mémoire, à vif, en lieu sur.
Il voulait des mots pour lui dire ce qu’il ressentait pour elle… pourtant, malgré toutes ses répétitions, les mots restaient coincés dans sa gorge. Et il ne savait pas comment faire pour les en sortir.
"Bon, à cet atelier, vous allez rédiger une rédaction sur le rêve."
Ceux sont les mots du prof de français. Ibo a compris, maintenant, que ses mots à lui, ne ressortaient que sur le papier. Alors, au lieu de réfléchir, il se laissa guider:
"Le rêve. Y’a des jours où je me demande si ça existe. Il y a des jours où j’aimerais pouvoir rêver. Rêver d’un ailleurs. Rêver d’un autrepart.
Mais existe-t-il un autrepart?
Parfois, je me le demande.
Existe t-il une issue à cette fin forcée?
Je ne le croyais pas. Je ne croyais pas qu’il existait une route sans cul de sac, sans banlieue au bout…
Mais les mots m’ont sauvé. Eux, dont je croyais qu’ils me bloquaient les voix, en fait, ils m’ouvraient les portes.
Ils m’ouvraient un rêve…
Mais pas le plus beau. Pas celui sur tes lèvres, celui qui me dessine un nouveau paysage, celui qui me peint une nouvelle vie. Celui qui me crayonne un nouveau rêve."

A la fin de sa lecture, Ibo stoppe net. Un silence se fait… puis l’atelier applaudit. Le prof applaudit. Et Ibo esquisse un sourire.

Lorsqu’il lit son texte, tout fier, à Felane, cette dernière demande:
"Mais, à qui sont ses lèvres, au fait?
Sais pas, répondit il, le souffle court."

"Bien, aujourd’hui, j’ai une grande annonce à vous faire. Moi, ainsi que les autres professeurs de français avons décidé d’organiser un concours d’écriture entre tous les 3èmes. Les qualifiés pourraient alors se rendre directement au départementales qui ont lieu, puis éventuellement au régionales. Ainsi, cela compterait pour le brevet! Des questions?
M’sieur, c’est obligatoire?
Bien entendu!
Et ça commence quand?
Vous aurez le sujet demain, et une semaine pour écrire, ensuite, vous lirez vos textes à un jury."
Ibo ne se sentait pas à l’aise. Il avait l’impression qu’on avait conçu cette épreuve pour qu’il se prenne les pieds dedans. Car si on le félicitait, lui n’éprouvait aucun sentiment de fierté…

Le thème était "décrivez vous".
"Pas très inspirant, soupira Felane."
Ibo était d’accord. Jusqu’au dernier jour où il s’installa près d’elle, et où tout devint clair…

Devant lui, trois profs. Il n’en connaissait aucun. Il se sentait bête, à tenir son petit discours comme un idiot. Il s’approcha du pupitre, se racla la gorge et commença:
"J’m’appelle Ibo, j’ai 15 ans, et j’redouble… j’m’appelle Ibo, j’ai 15ans, et j’redouble.
C’est tout ce que je sais dire. C’est tout ce qui importe. Parce qu’avec ça, on peut me coller une étiquette. Me ranger dans une case…
Je sais même plus pourquoi j’dis ça… Peut-être pour m’en souvenir?
J’m’appelle Ibo, et j’sais pas qui j’suis. Parce que mon prénom, finalement, est aussi là pour me classer. Quand on m’appelle, mes oreilles grincent; parce que c’est pas moi qu’on appelle… On appelle un gars qu’est génial, qu’est jamais triste, et qui réussit toujours tout. Sauf que ce gars là, c’est pas moi.
Moi, j’suis pas fort, j’suis pas heureux, et j’sais pas parler correctement.
J’habite dans la banlieue, au beau milieu d’une cité…
J’arrive pas à me motiver, parce que j’ai l’impression que mon avenir est déjà joué. On m’a collé à la case "Etranger, ado, glandeur". J’crois même qu’on m’a offert le p’tit supplément "Embrouille", destination "Eboueur".
En fait, mon moi, il est pas descriptible, parce qu’on est trop nombreux, mon esprit et toutes ces questions…

Dans certains moments de répit, tout s’arrête… Mais très vite, ça repart : J’m’appelle Ibo, j’ai 15 ans, et j’redouble…"

Le texte avait filé tout seul, sans accrochages. Lorsqu’il eut terminé, Ibo leva les yeux. Tous les jurés étaient en train de griffonner sur une feuille.
Il remercia et partit.
Le lendemain, il avait les résultats: direction départementales.
Dans son esprit, c’était comme une étoile qui se rapprochait.

Mais cette nuit, alors qu’il l’avait presque oublié, la créature refit surface.
Au début, Ibo la prit pour son père. Mais il savait bien cela impossible. Comme la première fois, elle criait, mais cette fois, ce n’était pas la même chose:
"T’es rien, tu m’entends? T’es rien et tu resteras rien! Tu deviendras jamais personne!"
Ibo n’en pût plus. Il se leva et cria:
"Non papa! J’en ai marre! Bois si tu veux, meurs si tu veux, mais t’as pas le droit de… de m’emmener avec toi! J’en ai marre!"
Alors, il se retrouva sur son lit, il attrapa son sac et courut à la porte. Il n’y avait pas de créature, pas son père, mais Ibo avait bien trop peur pour l’admettre. Il dévala les escaliers de son immeuble pour se retrouver seul, dehors, à 3h du matin.
Il faisait froid.
Ibo passa la nuit à errer, dans les rues, sans dormir…

Le lendemain, il manqua les cours. Il passa la journée dehors, mais vers 17h, son ventre lui fit bien comprendre qu’il ne tiendrait pas longtemps. N’ayant nul part où aller, il rentra chez lui, à contre-cœur.
Sa maison, désert silencieux, était vide. Ou presque. Il y avait bien sûre Felane qu’on reconnaissait grâce aux bruits des touches qui s’enfonçaient.
Il se fit un énorme sandwich au poulet et alla la rejoindre:
"Salut, mon loulou.
Salut.
Bah alors, qu’est ce qu’il y a?
P’tit coup d’mou, répondit il.
Mince! Overdoose de cours?
P’t’être bien. Mon père est pas là?
Non, répondit elle, hésitante."
Ibo la regarda taper les touches. Il resta là pendant des heures, sans parler. Le silence enveloppait cet instant…

Le lendemain, au collège, M. Maton le pria d’attendre à la fin du cours.
"Où étais tu, hier? J’ai donné plein d’information sur le concours!
Oui? Bah j’suis désolé, mais vous voyez, dans ma vie, y’a d’autre chose que votre concours, ok? Donc laissez moi respirez, merde!"
Sans attendre de réponse, il partit en courant.
Le lendemain, il ne vint pas. Ni le surlendemain. Ni toute la semaine. Mais un jour, dans le couloir, il entendit: "Non, laisses moi faire, tu vas voir"
Sa mère entra.
"Ca va, mon chou?
Moui…
Tu sais, ton collège nous a appelé pour nous dire que tu n’es pas venu de la semaine…"
Il ne répondit rien.
"C’est pas possible, ça, mon chéri. Tu sais, c’est important, l’école. Et même si pour toi c’est peut être un peu difficile, tu verras, l’année prochaine, au lycée, tout changera. Il faut juste s’accrocher.
Tu comprends pas, man’? Y’as rien qui changera! Y’as rien!
Calme toi, Ibo, sinon ton père va s’énerver.
Tu parles du gars devant la porte, qui m’a hurlé dessus pendant la nuit? Si tu veux savoir, c’est tout, sauf mon père!
Voyons, de quoi tu parles?"
L’homme en question arriva. Devant le visage perplexe de ses parents sur son dernier propos, Ibo vit bien qu’ils ne savaient sincèrement pas de quoi il parlait. Ce qui l’énerva encore plus.
"Ibo, tu parles pas comme ça à ta mère!
J’ai pas de conseil à recevoir d’un alcoolo, ok?! T’es pas mon père!"
L’homme leva la main. Ibo plissa les yeux. L’homme lui mit une claque. Ibo tomba…
"Tu restes ici toute la soirée, pas de diner, et demain, t’as intérêt à être au collège!"
La porte se claque. Ibo pleure. Seul dans sa chambre.

Au petit matin, il attrape son sac et avance, sans aller voir Felane.
Maton, tout sourire de revoir son élève annonça à la classe:
"Pour les départementales, le sujet sera donc donné tout à l’heure. Cette fois, vous écrirez ici même avec un temps limité, 2h. Donc rendez vous à 15h pour les qualifiés!"
Ibo n’avait ni l’envie ni l’énergie de sécher. Mais il refusait de s’avouer qu’il voulait vraiment tenter le coup.
Alors, à 15h, il se présenta, sous l’œil bienveillant de Maton.
"Vous allez écrire 2 textes, un à la première personne, un à la troisième. Le sujet est: "la violence".
En fait, Ibo passa la première heure sans écrire. La violence, il connaissait trop, il voulait pas dévoiler. Il savait pas comment faire.
Mais il pensa à Felane. Il pensa à sa mère. Il pensa à son père. Il pensa à sa banlieue. Et tout fila.

A la fin de l’épreuve, le supplément d’informations arriva:
"Bien. Demain, rendez vous à 8h, à l’hoôtel de ville, vous lirez vos textes devant un jury extérieur à l’école."

Chez lui, près de Felane, il oublie tout. Jusqu’à ce qu’elle demande:
"Dis, loulou, on me propose de participer à un concours de théâtre, à ton avis, j’dis oui?
Tu fais du théâtre?
Voui."
Dans sa mémoire d’image, Ibo range la Felane incertaine.
"Pourquoi pas?
Bah, tu sais, les concours, c’est pas trop mon truc…"
Il ne répondit rien. Il réfléchissait. Le soir, sa décision était prise.

Dans la salle d’attente, Ibo s’éclaircissait la voix; bientôt, ce serait à lui. A lui d’entrer dans la salle, à lui de parler…
On vient le chercher. On le conduit devant trois femmes et deux hommes.
Ibo ferme les yeux. Il inspire, expire, et les rouvre.
Son papier à la main, il commença.
"Bonjour. J’ai fait deux textes sur la violence. L’un parle d’une fille qui meurt d’une overdose en cité et de tout le monde qui traite ça de banal. L’autre…
Bien, mais, pouvez vous nous les lire, à présent?"
Ibo se tourna vers l’homme qui avait parlé, le dévisagea longuement avant de répondre.
"Non. Parce que j’ai compris qu’il existait une autre violence. Celle qui crée ces concours où un seul gagne, où on est éjecté, où on trie les "bons" des "mauvais", celle qui fait de nous des machines à écrire… alors, non. Je refuse de lire mes textes à des complices de cette violence!"
Il s’arrêta. Marcha jusqu’à la porte, prononça un "merci" sec, et partit.

"Alors, loulou, ça s’est bien passé?
On peut pas vraiment dire ça, mais à ma manière, oui."
Elle rit.
"On m’a redemandé, pour le concours. J’sais pas quoi dire. Mais ça demande beaucoup de travail. Je pourrai rentrer que pour dormir pendant un moment.
Mais les cours finissent vendredi, non?
L’un n’empêche pas l’autre…
Si tu veux savoir, j’voudrais pas qu’tu l’fasses. J’voudrais pas ne plus te voir. Parce que tu te rappelle mon texte? Ces lèvres, ce sont les tiennes. Parce que tu sais, j’crois que…
Il sentait qu’il perdait les mots.
"J’crois qu’je t’aime."
Elle se tourna vers lui. Elle le prit dans ses bras, avant de l’embrasser.
Dans la bibliothèque d’Ibo, un souvenir de plus.

Dans son casier, M. Maton trouve un mot: "Désolé… J’avais une fille à voir."
"Oh merde!"
Il se mit à courir vers la mairie.

"Tu sais Ibo, j’ai parlé aux jury, leur ai montré tes textes, leur ai parlé de ton talent. Ils sont prêts à passer l’éponge…
Non. C’est pas la peine. Je pensais et pense ce que j’ai dit.
Bien. Mais tu sais, on aurait peut-être pu faire quelque chose au sujet de ton redoublement… Tu t’en est vraiment bien sorti.
Moui. Mais c’est pas une matière qui m’fera passer, de toute façon.
Bon. C’est à toi de décider. Bonne chance, et… à l’année prochaine."

Ibo part. M. Maton est seul à présent. Il s’approche de son bureau. Sur la table, il y a deux feuilles. Il est pris d’un fou rire nerveux.
Seul, il relit les textes.

"Sage.

Petite fille est seule dans la nuit noire. Dans sa chambre vide d’âmes. Petite fille est seule dans son grand lit blanc, elle ne bouge pas. Elle est si sage.
Dehors, il pleut.
Dedans, il dort.
La grande chambre déserte inspire un air mélancolique. Petite fille dors, mais son cœur ne bat pas…
Dehors, il grêle.
Dedans, il meurt.
Près d’elle, une seringue. Petite fille sera t-elle toujours aussi sage?
Qui s’en étonnera?"

Maton entame le deuxième. Mais c’est trop dur. Il prend ses affaires et part.
C’est trop dur, car ce texte aurait pu aller aux régionales.
La feuille reste seule.

"Help. Help me. Help. Help me.
Que ces mots arrivent à quelqu’un. Que ces mots arrivent quelque part.
Je travaille dans un cirque, où je ne sais plus qui sont les animaux. Ceux qui tapent contre la vitre comme des idiots, m’ont l’air bien plus sauvages que les autres.
Je travaille dans un cirque, où moi même me sent en cage, où l’on fouette les animaux, et ou chacun avance solo. On m’as dit qu’une compagnie était une seconde famille… mais je ne me sens pas accueilli.
Je vis dans un cirque, où chaque homme devient animal quand il s’agit d’argent. Où la vie est veuve de son conjoint le plaisir. Et où l’existence n’a plus de sens. La guerre plus de fin…"

Il repensa au garçon. Oh, bien sûr, rien ne s’était passé comme il le voulait. C’était dur mais voilà. Ibo avait choisi une route, pas celle qu’on lui avait tracée, la sienne. Celle que ses mots, et ses mots seuls, avaient définis. L’expérience n’avait pas était vaine. Mais bon, quand même, un petit relent d’amertume vint caresser le palais de l’adulte…
Avant de sortir du bâtiment, le professeur regarda par une fenêtre. Dehors ne semblait se dessiner qu’une seule chose : l’horizon. Toujours aussi loin. Toujours aussi inatteignable.

Taos

’’Un grand merci à Marianne, mon grand-père, ma grand-mère, ma tante et ma mère qui de leurs conseils ont épinglé Ibo et son histoire vers un nouvel horizon...’’

23/02/2016