Les Accents têtus

Et pourquoi pas des livres ?

Le bouquin ne parvenait pas à s’endormir. Il tournait et se retournait du haut de son étagère. Un insecte s’était faufilé sur le bureau , projetant sur le sol une grande ombre terrifiante. Dans l’appartement, les autres livres dormaient depuis longtemps. Il ferma les yeux et pensa très fort à quelque chose de calme. Soudain un petit bruit venant du couloir attira son attention. Doucement, il tendit une page pour attraper la toile d’araignée qui pendait du plafond, et se laissa tomber dans le vide. Dans une explosion de poussière, le Au bonheur des Dames atterrit sur le sol. Sur la pointe des pieds, le petit volume passa par la porte entrouverte et se retrouva dans le couloir allumé.
–  Pourquoi Mr Zweig n’éteint-il jamais la lumière ? pensa t-il mécontent.
Puis il continua son chemin, à petits pas, vers la cuisine.
Il s’encouragea.
–  Bon, allez, à trois j’ouvre la…
–  Ah, toi aussi t’es réveillé ?
–  Hein ?
L’ouvrage se retourna pour se retrouver nez à nez avec… Vingt Quatre Heure Dans La Vie d’Une Femme, un des ouvrages du propriétaire des lieux !
–  Ah, non, je ne dormais pas, j’ai entendu du bruit, et…
–  Tu m’aides à ouvrir la porte ? J’avais peur, tout seul !
–  Allez, à trois, on l’ouvre. Un, deux…
–  Trois !
Les deux livres poussèrent la porte…
–  On est bêtes, c’est la porte d’à côté !
Ils se déplacèrent, recommencèrent l’opération, pénétrèrent dans la cuisine… pour tomber sur un minuscule singe jaune ailé.
–  Miaou ! fit ce dernier.
La créature était en fait entrée par la fenêtre ouverte de la chambrette voisine, et avait directement bifurqué vers la cuisine pour se régaler avec le contenu du frigo de l’écrivain.
–  Et pour mon petit encas du vendredi soir, comment je fait ? se fâcha un des bouquins.
–  Eh bien je crois que tu vas devoir t’en passer, répondit une voix du tac au tac.
Au bonheur des Dames se retourna.
Une bonne femme pas plus haute qu’un petit beurre lui faisait face.

Chapitre 2

Les trois personnages se dévisagèrent. Eclairée par la lune, la dame était encore plus étrange. Elle avait tout d’une gardienne d’immeuble antipathique. Mais elle était petite, petite…et violette.
Soudain, elle claqua des doigts. Le singe vint alors lui apporter un paquet de gros cigares aussi grand qu’un carré de chocolat.
La dame, au grand étonnement des deux écrits, plongea les mains dans ses oreilles. Ces dernières étaient énormes, mais dissimulées par les longs cheveux mal coiffés, on n’y voyait absolument rien. Les mains ressortirent quelques secondes plus tard munies d’un briquet et d’une boite d’allumettes.
Et elle alluma quatre cigares, tout en se curant le nez avec les pieds.
Comme toutes les concierges, oh, pardon, les gardiennes d’immeuble, elle avait un balai, posé contre le mur et aussi un tablier (mal) raccommodé de partout. De son air goguenard, elle toisa les deux imprimés.En tirant une bouffée de chaque cigare, elle demanda :
–  Alors mes p’tits gars, qu’est-ce que vous fichez ici ?
–  Miaou !
–  Arrête, Pudding. Bon, vous êtes sourds ou quoi ? Je ne vais pas poireauter deux heures en attendant votre réponse !
La jeune édition rétorqua :
–  1.C’est à nous de vous demander ce que vous fichez ici,
2.Nous pouvons vous faire attendre tout le temps que nous le souhaitons,
3.AAAAAAH, MAMAN, AU SECOURS !
–  PAPA, A L’AIDE !
Réveillés par le bruit, les Rougons Macquart accoururent avec toute la troupe :
–  Là, papa, la bonne femme…
–  Et le singe…
Tout le monde se retourna. Mais ces derniers avaient disparu.

Chapitre 3

Tout les romans, documentaires et le reste retournèrent se coucher. Mais la nuit suivante..
–  Eh ! Au bonheur des dames ! Vingt Quatre Heures Dans La Vie De Je Ne Sais Plus Qui ! Venez !
Les volumes se levèrent en silence pour voir qui les appelait. Et sur le sol, ils furent bien étonnés de retrouver… Pudding et sa maîtresse ! Ils se préparèrent à crier à l’aide
–  Mais chut à la fin ! Hier, vous avez failli me faire repérer, vous allez pas recommencer aujourd’hui !
Etonnés, les livres se regardèrent.
–  Ah, vous voyez quand vous voulez ! Maintenant, faisons plus ample connaissance. Je m’appelle Tania de Pignon d’Ocarina de Calebasse, autrement dit Tapioca. Compris ?
–  Oui madame, bredouillèrent en chœur les deux amis.
–  Mais non , vous n’avez pas compris ! Tapioca, pas madame ! Bon, tant pis et en route. Faites comme moi.
Et d’un seul saut périlleux, elle monta sur le singe. Les exemplaires préférèrent leur technique - c’est à dire en s’agrippant aux poils de l’animal - pour ne pas abimer leurs couvertures. Et soudain, Pudding s’envola. Il passa par la fenêtre, puis…
–  STOP ! ATTENDEZ !
C’était Au bonheur des Dames qui avait crié ainsi.
–  Je dois laisser un mot à ma famille, sinon je me ferais gronder par Germinal, et moi, euh, j’aime pas trop quand Germinal me gronde…
–  Bon, bon, vas-y, et dépêche toi !
La lettre écrite, on se remit en route. Mais au bout de dix minutes…
–  Beuh, je suis malaaaaaaaaaaade !
Et il fallut s’arrêter encore une fois pour prendre l’air.
On repartit.
–  Tapioca ! J’ai…
–  N’en dis pas plus, on est arrivés.
Le petit groupe avait atterri sur une avenue des quais de Seine. Tapioca dirigea son singe vers une statue au bord de l’eau. Cette dernière représentait un monsieur moustachu portant une perruque et tenant dans sa main droite une plume et un parchemin dans l’autre. « A notre cher Molière » indiquait la plaque accrochée en bas.
–  Ne paniquez pas, prévint Tapioca, la sensation est un peu bizarre mais on s’y habitue.
–  De quoi tu parles ? s’inquiéta Vingt Quatre Heures Dans La Vie d’Une Femme.
–  Ne paniquez pas, je ne vous demande que ça. Sinon, tout raterait.
Et elle fit pivoter l’œil de Molière.

Chapitre 4

Au bonheur des dames se sentit tomber, tomber, tomb…BAM ! Et il se retrouva les quatre couvertures en l’air. Il se rendit compte qu’il était dans de l’herbe noire.
Un chien rose de joie vint lui renifler les pages.
Sa maîtresse vit rouge.
–  Ragout, au pied !
Le roman, de son côté, était blanc comme un linge. Puis il devint vert de peur quand un vendeur de beignets bleu de froid passa devant lui.
Vingt Quatre Heures Dans La Vie d’Une Femme l’interpella :
–  Eh, t’as vu l’arc-en-ciel ?
–  Arrête de crier comme ça ! Ordonna Tapioca.
Elle marmonna :
–  ç’ui là alors, y m’en fais voir de toutes les couleurs…
Personne ne comprit quand Au bonheur des Dames s’évanouit pour de bon.
Une demi heure plus tard, le malade s’éveilla. Il ouvrit un œil, puis deux, et prit conscience qu’on l’avait changé d’endroit. La pièce, quoique petite, était assez coquette et s’ouvrait sur un grand jardin aux allées bien taillées.
–  Ah, je vois que notre ami se réveille !
C’était un monsieur imposant d’une tête de plus que Tapioca qui avait parlé. Il avait une longue barbe grise dans laquelle on avait tressé des fleurs. Il portait un grand manteau de velours rouge aux bordures de fourrure comme les rois de l’ancien temps. Sur sa tête était posée une grosse couronne dorée.
–  Venez mon cher, j’ai à vous parler, vous et votre ami.
L’œuvre (si on peut appeler comme cela un simple tas de pages) suivit le roi dans un dédale de couloirs tous plus allongés les uns que les autres. Ils finirent par déboucher sur un beau salon où les attendaient Tapioca et Vingt Quatre Heures Dans La Vie d’Une Femme. Au fond de la salle, majestueux, était posé… un tabouret. Ah, non, le voilà. Nous disions donc : au fond de la salle, majestueux, était posé… le trône. Un joli trône enverrai en bois de hêtre sculpté. Un magnifique trône… Enfin bref.
–  Mes chers confrères, fit le roi, si je vous ai convoqués ici, c’est pour vous donner une mission. Une mission importante. Très importante. Je voudrai vous demander… Juste, vous pensez que vous y arriverez ?
–  Mais oui, mais oui. Dites nous plutôt de quoi il s’agit.
–  Ah, c’est vrai. Donc, je voudrai vous charger… Vous êtes vraiment surs ?
–  Mais oui !
–  Bon. Donc… Vous êtes vraiment vraiment surs ?
–  OUI !
–  Bon, d’accord. Cette mission consiste en… En fait, en 1260, lorsque je n’avais encore que mille ans, je suis parti en montagne pour mon anniversaire. J’avais un énoooorme sac. Et un soir de pleine lune, alors que nous montions notre tente, je me suis aperçu que j’avais EGARE ma paire de chaussettes favorite ! Celle qui me sert à poser mes livres pour reposer mes mains, le soir ! J’ai demandé à bien des gens d’aller les chercher, mais personne n’a jamais accepté. Vous êtes d’accord ?
⁃ Bien sur qu’on est d’accord, fit Vingt Quatre Heures Dans La Vie d’Une Femme, et j’ai même un plan. Ecoute, Bonheur, je sais ce qu’on va faire…

Chapitre 5

Au bonheur des Dames rit.
–  Ca marche !
Puis il se tourna vers le roi.
–  Majesté, combien a coûté votre paire de chaussettes ?
Le roi eut un petit temps de réflexion.
–  Entre 5 000 et 6 000 bidons d’argent, si mes souvenirs sont exacts.
–  Plus près de 5000 ou de 6 000 ?
–  Euh… 5 000.
–  Bien. Nous aurons donc besoin de 6 000 bidons d’argent.
Vingt Quatre Heures Dans La Vie d’Une Femme continua :
–  Avez vous une photographie de ces chaussettes ?
–  Qu’est ce qu’une photographie ?
–  Bon, OK, laissez tomber. Pourriez vous m’en faire un dessin ?
–  J’ai leur portrait accroché au dessus de mon lit.
–  Pourrai-je vous l’emprunter ?
–  Bien sûr. Valet, le portrait sacré !
Un petit homme qui lui, ressemblait à un pompier arriva avec la peinture posée sur un coussin rouge brodé de fils d’or.
–  Le voici, Majesté.
–  Merci Albert.
–  Jean Jacques.
–  Pardon.
–  Il n’y a pas de mal, vous le faites à chaque fois.
–  Oui, bon, ça va… Mais dites moi, fit le roi, ne serait il pas nécessaire de vous fournir grappins, cordes et pulls-overs ?
–  Oh, nul besoin, votre Grandeur, nul besoin, pouffa Bonheur en s’éloignant.
–  Mais vous oubliez le portrait et l’argent !
–  Oh, merci beaucoup, vous avez raison, se précipitèrent les livres.
Sur ce, ils quittèrent la pièce en se poussant de la reliure.

Vers six heures du soir, les deux récits rentrèrent au palais en tirant un grand sac du bout des feuilles.
Ils le présentèrent au roi :
–  Seigneur, ceci est pour vous, affirmèrent-ils.
Le monarque se précipita vers la sacoche. En ressortant les chaussettes du bagage, il cria :
–  Comment avez vous fait ?
Il les serra tout contre lui en murmurant :
–  Oh, mes chéries ! Ma paire préférée ! Enfin ! Celles qui me servaient à poser mes albums favoris pour reposer mes mains le soir ! Je suis tellement heureux !
Les bouquins se sourirent en montant dans l’auto à ressorts qui les ramenaient chez eux. Et seul pudding remarqua le ticket de caisse qui dépassait des pages 31-32 d’un des volumes…

FIN

Coline

30/09/2015